Philippe Jaccottet (1925 -2021) : Oiseaus, fleurs et fruits
Oiseaux, fleurs et fruits
Une paille très haut dans l’aube
ce léger souffle à ras de terre :
qu’est-ce qui passe ainsi d’un corps à l’autre ?
Une source échappée au bercail des montagnes,
un tison ?
On n’entend pas d’oiseaux parmi ces pierres
seulement, très loin, des marteaux
*
Toute fleur n’est que de la nuit
qui feint de s’être rapprochée
Mais là d’où son parfum s’élève
je ne puis espérer entrer
c’est pourquoi tant il me trouble
et me fait si longtemps veiller
devant cette porte fermée
Toute couleur, toute vie
naît d’où le regard s’arrête
Ce monde n’est que la crête
d’un invisible incendie
*
Je marche
Dans un jardin de braises fraîches
sous leur abri de feuilles
un charbon ardent sur la bouche
*
Ce qui brûle en déchirant l’air
rose ou par brusque arrachement
ou par constant éloignement
En grandissant la nuit
la montagne sur les deux pentes
nourrit deux sources de pleurs
*
Tout à la fin de la nuit
quand ce souffle s’est élevé
une bougie d’abord
a défailli
Avant les premiers oiseaux
qui peut encore veiller ?
Le vent le sait, qui traverse les fleuves
Cette flamme, ou larme inversée :
une obole pour le passeur
*
Une aigrette rose à l’horizon
un parcours de feu
et dans l’assemblée des chênes
la huppe étouffant son nom
Feux avides, voix cachées
courses et soupirs
*
L’œil
une source qui abonde
Mais d’où venue ?
De plus loin que le plus loin
de plus bas que le plus bas
Je crois que j’ai bu l’autre monde
*
Qu’est-ce que le regard ?
Un dard plus aigu que la langue
La couse d’un excès à l’autre
du plus profond au plus lointain
du plus sombre au plus pur
un rapace
*
Ah ! l’idylle encore une fois
qui remonte du fond des prés
avec ses bergers naïfs
pour que d’une coupe embuée
où la bouche ne peut pas boire
pour rien qu’une grappe fraîche
brillant plus haut que Vénus !
*
Je ne veux plus me poser
voler à la vitesse du temps
croire aussi un instant
mon attente immobile
MARTINETS
Au moment orageux du jour
au moment hagard de la vie
ces faucilles au ras de la paille
Tout crie soudain plus haut
que ne peut gravir l’ouïe
*
Dans cette douce ardeur du jour
Il n’est que de faibles rumeurs
(marteaux que l’on croirait
talons marchant sur des carreaux)
en des lieus éloignés de l’air
et la montagne est une meule
Ah ! qu’elle flambe enfin
avec l’ambre tombé à terre
et le bois de luth des cloisons !
FRUITS
Dans les chambres des vergers
ce sont des globes suspendus
que la course du temps colore
des lampes que le temps allume
et dont la lumière est parfum
On respire sous chaque branche
le fouet odorant de la hâte
*
Ce sont des perles parmi l’herbe
de nacre à mesure plus rose
que les brumes sont moins lointaines
des pendeloques plus pesantes
que moins de linge elles ornent
*
Comme ils dorment longtemps
sous les mille paupières vertes !
Et comme la chaleur
par la hâte avivée
leur fait le regard avide !
*
L’ombre lentement des nuages
comme un sommeil d’après-dîner
Divinités de plumes
(simple image
ou portant encore sous l’aile
un vrai reflet)
cygnes ou seulement nuages
peu importe
C’est vous qui m’avez conseillé
langoureux oiseaux
et maintenant je la regarde
au milieu de son linge et de ses clefs d’écaille
sous votre plumage éperdue
*
La foudre d’août
Une crinière secouée
balayant la poudre des joues
si hardie que lui pèse
même la dentelle
*
Fruits avec le temps plus bleus
comme endormis sous un masque de songe
dans la paille enflammée
et la poussière d’arrière-été
Nuit miroitante
Moment où l’on dirait
que la source même prend feu
*
Le souci de la tourterelle
c’est le premier pas du jour
rompant ce que la nuit lie
*
Feuilles ou étincelles de la mer
ou temps qui brille éparpillé
Ces eaux, ces feux ensemble dans la combe
et les montagnes suspendues :
le cœur me faut soudain
comme enlevé trop haut
*
Où nul ne peut demeurer ni entrer
voila vers quoi j’ai couru
la nuit venue
comme un pillard
Puis j’ai repris le roseau qui mesure
l’outil du patient
*
Images plus fugaces
que le passage du vent
bulles d’Iris où j’ai dormi !
Qu’est-ce qui se ferme et se rouvre
suscitant ce souffle incertain
ce bruit de papier ou de soie
et de lames de bois léger ?
Ce bruit d’outils si lointain
que l’on dirait à peine un éventail ?
Un instant la mort paraît vaine
le désir même est oublié
pour ce qui se plie et se déplie
devant la bouche de l’aube
Airs, poèmes (1961 – 1964)
Editions Gallimard,1967
Du même auteur :
« … qu’est-ce qu’un lieu ? » (27/06/2014)
Oiseaux invisibles (27/06/2016)
Parler (03/07/2017)
« Dis encore cela... » (03/07/2018)
A la lumière d’hiver (03/07/2019)
Monde (03/07/2020)
Autres chants (03/07/2021)
Leçons (03/07/2022)
Fin d’hiver (03/07/2023)
On voit (06/07/2024)