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Le bar à poèmes
27 juin 2015

Philippe Jaccottet (1925 -2021) : Oiseaus, fleurs et fruits

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Oiseaux, fleurs et fruits

 

Une paille très haut dans l’aube

ce léger souffle à ras de terre :

qu’est-ce qui passe ainsi d’un corps à l’autre ?

Une source échappée au bercail des montagnes,

un tison ?

 

On n’entend pas d’oiseaux parmi ces pierres

seulement, très loin, des marteaux

*

 

            Toute fleur n’est que de la nuit

            qui feint de s’être rapprochée

 

            Mais là d’où son parfum s’élève

            je ne puis espérer entrer

            c’est pourquoi tant il me trouble

            et me fait si longtemps veiller

            devant cette porte fermée

 

            Toute couleur, toute vie

            naît d’où le regard s’arrête

 

            Ce monde n’est que la crête

            d’un invisible incendie

*

          Je marche

          Dans un jardin de braises fraîches

          sous leur abri de feuilles

 

          un charbon ardent sur la bouche

*

          Ce qui brûle en déchirant l’air

          rose ou par brusque arrachement

          ou par constant éloignement

 

          En grandissant la nuit

          la montagne sur les deux pentes

          nourrit deux sources de pleurs

*

     Tout à la fin de la nuit

     quand ce souffle s’est élevé

     une bougie d’abord

     a défailli

 

     Avant les premiers oiseaux

     qui peut encore veiller ?

     Le vent le sait, qui traverse les fleuves

 

     Cette flamme, ou larme inversée :

     une obole pour le passeur

*

     Une aigrette rose à l’horizon

     un parcours de feu

 

     et dans l’assemblée des chênes

     la huppe étouffant son nom

 

     Feux avides, voix cachées

     courses et soupirs

*

     L’œil

     une source qui abonde

 

     Mais d’où venue ?

     De plus loin que le plus loin

     de plus bas que le plus bas

 

     Je crois que j’ai bu l’autre monde

*

     Qu’est-ce que le regard ?

 

     Un dard plus aigu que la langue

     La couse d’un excès à l’autre

     du plus profond au plus lointain

     du plus sombre au plus pur

 

     un rapace

*

     Ah ! l’idylle encore une fois

     qui remonte du fond des prés

     avec ses bergers naïfs

 

     pour que d’une coupe embuée

     où la bouche ne peut pas boire

     pour rien qu’une grappe fraîche

     brillant plus haut que Vénus !

*

          Je ne veux plus me poser

          voler à la vitesse du temps

 

          croire aussi un instant

          mon attente immobile

 

MARTINETS

       Au moment orageux du jour

       au moment hagard de la vie

       ces faucilles au ras de la paille

 

       Tout crie soudain plus haut

       que ne peut gravir l’ouïe

*

     Dans cette douce ardeur du jour

 

     Il n’est que de faibles rumeurs

     (marteaux que l’on croirait

     talons marchant sur des carreaux)

     en des lieus éloignés de l’air

     et la montagne est une meule

 

     Ah ! qu’elle flambe enfin

     avec l’ambre tombé à terre

     et le bois de luth des cloisons !

 

FRUITS

Dans les chambres des vergers

ce sont des globes suspendus

que la course du temps colore

des lampes que le temps allume

et dont la lumière est parfum

 

On respire sous chaque branche

le fouet odorant de la hâte

*

Ce sont des perles parmi l’herbe

de nacre à mesure plus rose

que les brumes sont moins lointaines

 

des pendeloques plus pesantes

que moins de linge elles ornent

*

Comme ils dorment longtemps

sous les mille paupières vertes !

 

Et comme la chaleur

 

par la hâte avivée

leur fait le regard avide !

*

L’ombre lentement des nuages

comme un sommeil d’après-dîner

 

Divinités de plumes

(simple image

ou portant encore sous l’aile

un vrai reflet)

cygnes ou seulement nuages

peu importe

 

C’est vous qui m’avez conseillé

langoureux oiseaux

et maintenant je la regarde

au milieu de son linge et de ses clefs d’écaille

sous votre plumage éperdue

*

          La foudre d’août

 

          Une crinière secouée

          balayant la poudre des joues

 

          si hardie que lui pèse

          même la dentelle

*

Fruits avec le temps plus bleus

comme endormis sous un masque de songe

dans la paille enflammée

et la poussière d’arrière-été

Nuit miroitante

 

Moment où l’on dirait

que la source même prend feu

*

            Le souci de la tourterelle

            c’est le premier pas du jour

 

            rompant ce que la nuit lie

*

Feuilles ou étincelles de la mer

ou temps qui brille éparpillé

 

Ces eaux, ces feux ensemble dans la combe

et les montagnes suspendues :

le cœur me faut soudain

comme enlevé trop haut

*

     Où nul ne peut demeurer ni entrer

     voila vers quoi j’ai couru

     la nuit venue

     comme un pillard

 

     Puis j’ai repris le roseau qui mesure

     l’outil du patient

*

     Images plus fugaces

     que le passage du vent

     bulles d’Iris où j’ai dormi !

 

Qu’est-ce qui se ferme et se rouvre

suscitant ce souffle incertain

ce bruit de papier ou de soie

et de lames de bois léger ?

 

Ce bruit d’outils si lointain

que l’on dirait à peine un éventail ?

 

Un instant la mort paraît vaine

le désir même est oublié

pour ce qui se plie et se déplie

devant la bouche de l’aube

 

 

Airs, poèmes (1961 – 1964)

Editions Gallimard,1967

Du même auteur :

« … qu’est-ce qu’un lieu ? » (27/06/2014)

Oiseaux invisibles (27/06/2016)

Parler (03/07/2017)

« Dis encore cela... » (03/07/2018)

A la lumière d’hiver (03/07/2019)

Monde (03/07/2020) 

Autres chants (03/07/2021)

Leçons (03/07/2022)

Fin d’hiver (03/07/2023)

On voit (06/07/2024)


 

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