Michel Leiris (1901 – 1990) : Les veilleurs de Londres
Les veilleurs de Londres
Au nord de la terre il y a la mer
au nord de la mer il y a la terre encore
Londres te cloue de ses mille feux
ô brume des douleurs aiguës comme le chlore
Patience écrit le mot Silence au front de tous les édifices
Mille bêtes très douces ont rampé dans la rue
Les hommes haussent leur col et passent indifférents devant les
autobus
fleuris de réclames et nourris du pain cramoisi des moiteurs
Le vent se souvenait d'une haleine lointaine
La Tamise égrenait lentement ses colliers
Au bout des rails trônaient les gares souveraines
chères aux déserteurs et aux désespérés
Les gens marchent et nul ne s'arrête
devant les marelles déguisées en paysages
où jouent à cloche-pied les couleurs
fard de craie pour les trottoirs lymphatiques
lavés par la pluie qui noie tout
les caniches à fraise de papier découpé
les mendiants à médailles ternies
les enfants en travesti déteint
leurs vieux chapeaux à plumes brisées et
leurs visages poudrés de suie
quand la nuit montre son sein mordu où filtre le venin des pianos
mécaniques
Cent habits noirs
cent jupes à traîne
L'éventail musculeux d'un dos nu
disperse le goût des peaux fines
blondes et brunes
dans le chuchotement de la rue
Les cariatides des banques
n'ont rien à craindre de Samson
Pas de sitôt qu'il les fera crouler!
Filles mères des misérables
elles sourient aux averses
portant à bout de bras le faix
de leurs cheveux dénoués
Mais un homme danse
agrandi par le cadre de sa propre douleur
Le poing crispé
un chapeau mou enfoncé sur les yeux
il se profile
— défroque —
sur le ciel idyllique
insensible à sa propre douleur
Il erre II court à travers un labyrinthe de plantes
de serre de chambres de palace et de bagages luxueux
Les cigarettes irisent de leur cendre les ramages des tapis
Ses pieds brisent des feuilles sèches
nervures de sa propre douleur
Il danse
Sous l'orage grandissant des vies humaines lancées
vers les icebergs à paquebot ouvert
il viole le labyrinthe des voix et devant les bleu-ciel
rose mauve vert-pomme des banlieues en haillons
il danse
guidé par le fil d'Ariane de sa propre tendresse
vers l'ombilic de sa propre douleur
lien qui le tient
— mannequin —
éternellement pendu
même lorsqu'il piétine
caoutchouc-corde créant son arc-en-ciel
les feuilles sèches traversées de crissements
à l'aube de sa propre angoisse
élargie par le cadre de sa propre douleur
La servante du public-house
a des bandeaux bien plats et les bras nus
Boirai-je à son aisselle mousseuse
la bière acre de ma mort
Trouverai-je entre ses cuisses osseuses
la gemme que ses yeux m'ont promise?
Quelqu'un s'exalte
sur le trottoir peuplé de saltimbanques sans chevaux sans ours
apprivoisés
et sans sorcière au front têtu à travers qui l'avenir transparaît ainsi
que transparait sa chair à travers ses guenilles
Quelqu'un s'exalte
rêvant peut-être au soleil des Tropiques plus lourd qu'un marron d'Inde
aux fleuves gonflés de bouches et d'yeux nus
Et passent les ambassadeurs en tenue de soirée
les femmes longues comme des épées
lames soyeuses que jamais je ne dégainerai
Mille robes de givre
mille langues et mille dents acérées
Gueule ouverte sur la chaussée
dans la grotte d'un théâtre
un monstre flamboyant s'éveille
Stalagmites de la rampe
des ongles ont miroité
Les filles étaient fraîches et jolies
Sur une plage à l'avenant
adorer leurs genoux polis
Statues de proue
Lèvres fardées par le vent
Mais l'homme veille et danse
ô brume des douleurs
ta danse aiguë comme le chlore
Londres te cloue de ses mille feux
Au nord de cette terre il y a la mer
au nord de cette mer il y a le pôle
au nord du pôle il y a la mort
Étrangers nous avons acheté de sanglantes cravates
Touristes nous nous sommes promenés
Dans un bar de Limehouse
plus d'un verre s'est vidé
Ni les remous du fleuve
ni les pierres de la Tour
ne nous ont regardés
Mais l'homme rôde et danse
Coups de browning auprès d'un réverbère
coups de grisou au fond d'une mine
coups de mer au pied d'un phare
Fendant l'air de son étrave
trouvera-t-il la fille au ventre bleu de froid
et coloré comme une aurore?
A coups de fouet nous sommes tous
menés
mal protégés par nos vestons de pauvres
ou de riches
Émigrants la vie nous aguiche
avec des métiers mensongers
et les gardiens de la chiourme
marchent au pas cadencé
Un homme s'exalte L'autre danse
L'un grille une pipe L'autre mâche un cigare
Un troisième voudrait fumer des yeux
braisillante langueur
Et tous trois veillent
perdus au labyrinthe du corps qu'ils aiment
sans autre fil d'Ariane que le dédale même de leur corps
écrasant la feuille sèche des cinq sens qui ouvre sur le monde
l'étoile aux cinq doigts de malheur
Dans la cage d'un musée
j'ai vu bouger des figures ivres
mais pas une sirène n'a chanté
Alors je me suis en allé
Les veilleurs veillent
Au-dessus d'eux les nuages
tendent des pièges aux animaux charmés
Bouchons de liège des astres vagabondent
La cloche sonne Le drame est terminé
Plus d'un navire a franchi l’Atlantique
plus d'une vague s'est énamourée
Au nord des mers il y a le pôle
au nord du pôle il y a la mort
Tous trois veillaient et sur un ton lyrique
déclamaient des paroles très simples
en même temps qu'insensées
qui s'élevaient jusqu'aux coupoles embrasées
Ils réclamaient les joies sans lendemain de la vigueur
le calme des trois-mâts aux bords des lacs gelés
le coït en plein ciel illuminé d'ardeur
quand les mains sont des nids pleins de coques brisées
Ils ne pouvaient hanter que d'étranges coulisses
où les baisers vendus par des lèvres sans tain
permettent d'entrevoir triste feu d'artifice
les miroirs éclatés au fond des spasmes feints
Or nous étions dimanche
Les plaisirs vrais ou faux dormaient dans les boutiques
et tous les cœurs étaient fermés
« Qu'il marche vers le pôle ou vers un sort magique dirent-ils
l'homme danse
guidé par l'aiguille bleue de sa propre douleur
Puritains nous n'avons que faire de vos cantiques
Tous les désirs sont hérétiques »
O pierres d'ennui
arcades moelleuses comme un sein qui s'offre ou se dérobe
la rue serpente et mon pas s'alourdit
car moi aussi je monte au pôle
traînant un bagage de brouillard
de feuilles sèches et de nuées
couveuses d'éclairs
délicates matrices
arcades césariennes aux jambes grandes ouvertes et
déchirées par l'enfantement de ma propre douleur
parmi les flammes bleues du gaz
l'arôme pur des femmes
la face figée des bâtiments
et les épaules des hommes-sandwiches qui m'ont donné à
déchiffrer leurs graffiti
faits de boutons de nacre
Failles (1924- 1934),
in Haut mal, Editions Gallimard, 1943
Du même auteur :
Liquidation (25/06/2014)
Léna (25/06/2016)
Présages (08/07/2017)
Hymne (08/07/2018)
Les pythonisses (08/07/2019)
Le fer et la rouille (08/07/2020)
Les Aruspices (08/07/2021)
Avare (08/07/2022)
La Néréide de la mer Rouge (08/07/2023)