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Le bar à poèmes
25 juin 2015

Michel Leiris (1901 – 1990) : Les veilleurs de Londres

arton29[1]

Les veilleurs de Londres

 

 

Au nord de la terre il y a la mer

au nord de la mer il y a la terre encore

Londres te cloue de ses mille feux

ô brume des douleurs aiguës comme le chlore

 

Patience écrit le mot Silence au front de tous les édifices

 

Mille bêtes très douces ont rampé dans la rue

 

Les hommes haussent leur col et passent indifférents devant les 

   autobus 

fleuris de réclames et nourris du pain cramoisi des moiteurs

 

Le vent se souvenait d'une haleine lointaine 

La Tamise égrenait lentement ses colliers 

Au bout des rails trônaient les gares souveraines 

chères aux déserteurs et aux désespérés



Les gens marchent et nul ne s'arrête 

devant les marelles déguisées en paysages 

où jouent à cloche-pied les couleurs 

fard de craie pour les trottoirs lymphatiques 

lavés par la pluie qui noie tout

                              les caniches à fraise de papier découpé 

                              les mendiants à médailles ternies 

                              les enfants en travesti déteint

                              leurs vieux chapeaux à plumes brisées et 

                                 leurs visages poudrés de suie 

quand la nuit montre son sein mordu où filtre le venin des pianos

   mécaniques

 

Cent habits noirs

cent jupes à traîne

L'éventail musculeux d'un dos nu

disperse le goût des peaux fines

blondes et brunes

dans le chuchotement de la rue

                                    Les cariatides des banques 

                                   n'ont rien à craindre de Samson 

                                   Pas de sitôt qu'il les fera crouler! 

                                   Filles mères des misérables 

                                   elles sourient aux averses 

                                   portant à bout de bras le faix 

                                  de leurs cheveux dénoués

  

                                               Mais un homme danse 

agrandi par le cadre de sa propre douleur


Le poing crispé

un chapeau mou enfoncé sur les yeux

il se profile

                    — défroque —

                                              sur le ciel idyllique

insensible à sa propre douleur 

Il erre II court à travers un labyrinthe de plantes

   de serre de chambres de palace et de bagages luxueux 

Les cigarettes irisent de leur cendre les ramages des tapis 

Ses pieds brisent des feuilles sèches 

nervures de sa propre douleur

 

Il danse

 

Sous l'orage grandissant des vies humaines lancées

   vers les icebergs à paquebot ouvert 

il viole le labyrinthe des voix et devant les bleu-ciel 

   rose mauve vert-pomme des banlieues en haillons

   il danse 

guidé par le fil d'Ariane de sa propre tendresse 

vers l'ombilic de sa propre douleur 

lien qui le tient

                          — mannequin —

                                                       éternellement pendu

même lorsqu'il piétine

                            caoutchouc-corde créant son arc-en-ciel 

les feuilles sèches traversées de crissements 

à l'aube de sa propre angoisse 

élargie par le cadre de sa propre douleur



                                   La servante du public-house                                  

                                   a des bandeaux bien plats et les bras nus 

                                   Boirai-je à son aisselle mousseuse                               

                                   la bière acre de ma mort 

                                   Trouverai-je entre ses cuisses osseuses 

                                   la gemme que ses yeux m'ont promise?

 

Quelqu'un s'exalte

sur le trottoir peuplé de saltimbanques sans chevaux sans ours  

   apprivoisés 

et sans sorcière au front têtu à travers qui l'avenir transparaît ainsi 

   que transparait sa chair à travers ses guenilles 

Quelqu'un s'exalte 

rêvant peut-être au soleil des Tropiques plus lourd qu'un marron d'Inde 

aux fleuves gonflés de bouches et d'yeux nus

 

Et passent les ambassadeurs en tenue de soirée 

les femmes longues comme des épées 

lames soyeuses que jamais je ne dégainerai

 

Mille robes de givre

mille langues et mille dents acérées

Gueule ouverte sur la chaussée

dans la grotte d'un théâtre

un monstre flamboyant s'éveille

Stalagmites de la rampe

des ongles ont miroité


                                   Les filles étaient fraîches et jolies 

                                   Sur une plage à l'avenant 

                                   adorer leurs genoux polis

                                   Statues de proue                                                  

                                                 Lèvres fardées par le vent

 

Mais l'homme veille et danse 

ô brume des douleurs 

ta danse aiguë comme le chlore 

Londres te cloue de ses mille feux 

Au nord de cette terre il y a la mer 

au nord de cette mer il y a le pôle 

au nord du pôle il y a la mort


Étrangers nous avons acheté de sanglantes cravates


Touristes nous nous sommes promenés

                                    

                                    Dans un bar de Limehouse 

                                    plus d'un verre s'est vidé 

                                   Ni les remous du fleuve 

                                   ni les pierres de la Tour 

                                   ne nous ont regardés

 

Mais l'homme rôde et danse

Coups de browning auprès d'un réverbère

coups de grisou au fond d'une mine

coups de mer au pied d'un phare

Fendant l'air de son étrave

trouvera-t-il la fille au ventre bleu de froid

et coloré comme une aurore?



                                   A coups de fouet nous sommes tous 

                                     menés 

                                  mal protégés par nos vestons de pauvres 

                                      ou de riches 

                                   Émigrants la vie nous aguiche 

                                   avec des métiers mensongers 

                                   et les gardiens de la chiourme 

                                   marchent au pas cadencé

 

Un homme s'exalte L'autre danse

L'un grille une pipe L'autre mâche un cigare

Un troisième voudrait fumer des yeux

braisillante langueur

Et tous trois veillent

perdus au labyrinthe du corps qu'ils aiment

sans autre fil d'Ariane que le dédale même de leur corps 

écrasant la feuille sèche des cinq sens qui ouvre sur le monde 

l'étoile aux cinq doigts de malheur

                                

                                   Dans la cage d'un musée 

                                    j'ai vu bouger des figures ivres 

                                   mais pas une sirène n'a chanté 

                                   Alors je me suis en allé

 

Les veilleurs veillent

Au-dessus d'eux les nuages

tendent des pièges aux animaux charmés

Bouchons de liège des astres vagabondent

La cloche sonne Le drame est terminé


                                   Plus d'un navire a franchi l’Atlantique 

                                   plus d'une vague s'est énamourée 

                                   Au nord des mers il y a le pôle 

                                   au nord du pôle il y a la mort

 

Tous trois veillaient et sur un ton lyrique

déclamaient des paroles très simples

en même temps qu'insensées

qui s'élevaient jusqu'aux coupoles embrasées

 

Ils réclamaient les joies sans lendemain de la vigueur 

le calme des trois-mâts aux bords des lacs gelés 

le coït en plein ciel illuminé d'ardeur 

quand les mains sont des nids pleins de coques brisées

 

Ils ne pouvaient hanter que d'étranges coulisses 

où les baisers vendus par des lèvres sans tain 

 permettent d'entrevoir triste feu d'artifice 

 les miroirs éclatés au fond des spasmes feints

 

Or nous étions dimanche

Les plaisirs vrais ou faux dormaient dans les boutiques

et tous les cœurs étaient fermés

 

« Qu'il marche vers le pôle ou vers un sort magique dirent-ils

l'homme danse

guidé par l'aiguille bleue de sa propre douleur

 

Puritains nous n'avons que faire de vos cantiques 

Tous les désirs sont hérétiques »


O pierres d'ennui

arcades moelleuses comme un sein qui s'offre ou se dérobe 

la rue serpente et mon pas s'alourdit 

 car moi aussi je monte au pôle 

traînant un bagage de brouillard 

de feuilles sèches et de nuées

                                                couveuses d'éclairs                                                             

                                                              délicates matrices 

arcades césariennes aux jambes grandes ouvertes et 

déchirées par l'enfantement de ma propre douleur 

parmi les flammes bleues du gaz 

l'arôme pur des femmes 

la face figée des bâtiments 

et les épaules des hommes-sandwiches qui m'ont donné à 

   déchiffrer leurs graffiti 

faits de boutons de nacre

 

Failles (1924- 1934),

in Haut mal, Editions Gallimard, 1943 

Du même auteur :

Liquidation (25/06/2014)

Léna (25/06/2016)

Présages (08/07/2017)

Hymne (08/07/2018)

Les pythonisses (08/07/2019)

Le fer et la rouille (08/07/2020) 

Les Aruspices (08/07/2021) 

Avare (08/07/2022)

La Néréide de la mer Rouge (08/07/2023) 

 

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