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Le bar à poèmes
23 mai 2023

Adonis (1930 -) / أدونيس : Corps, 6

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6. Le corps prophétique

 

Ses spectres ont dit :

Tu dormais avec la dernière étoile

tu t’éveillas avec le premier oiseau

ton corps restait derrière ton corps, tu dérobais tes yeux

tu traçais des géographies d’eau

quand l’eau fuit et tout efface

tu te demandais comment, ce murmure intérieur,

le changer en mains et en jambes

tu disais : l’imaginaire tient mes doigts

le lieu m’imagine

pourquoi l’œil aurait besoin de l’œil ?

 

La peau de la durée vieillit, se ride

l’horizon devient de la mousse

l’eau devient épineuse.

 

Ses spectres ont dit :

Ô échec, oh ! son corps ultime

toi seul l’as connu, et tu as dit :

ses entrailles ne contiennent qu’instruments et semis

à nier l’occurrence, à nier ce qui nie

bien que tu aies dit aux choses : « Revêtez-le »

que tu lui aies dit : « Revêts-moi »,

dès à présent tu peux commencer.

 

Le corps était neuf. Il nous annonça :

« Mon dessein est de nommer fièvre

la mémoire du corps

mon dessein est de dialoguer avec les incendies

du dedans,

d’affronter les vagues pour mieux baigner

les rivages

et de commencer toujours par tomber

dans l’efflorescence

de l’intégrité. »

 

Et le corps était neuf. Il nous annonça :

« L’eau pour ma soif est étroite

alors que je ne suis qu’étroitesse pour moi

j’ai mille langues pour une seule parole

et d’innombrables sortes de mort

pour une seule tombe. »

 

Et ses spectres ont dit :

Arrose-le, de la pluie des choses ; couvrez-le, herbes du langage

afin qu’il découvre ses membres qui sont ses ennemis,

qu’il épelle l’histoire de la poussière

qu’il couronne la chose et lui donne royauté

sur ses symboles.

 

Et vous, fracassez-vous, piliers de la mémoire

éteignez-vous, braises du passé

qu’il vide son corps où les noms se pressent

qu’il le donne à un corps sans nom

et que ce corps anonyme

il s’en éprenne de passion.

 

Et ses spectres ont dit : ses transports l’ont dévoré

son propre pic le déracine, ses mains le déchirent.

Sur ses décombres ont monté des remparts

se sont élevées des chambres secrètes.

Son ombre se dédouble en deux prétendantes à son amour.

L’une préfère son cadavre

l’autre un silence au cadavre pareil.

Le cadavre se disperse en éther

où il pend des têtes et des cuisses

des tables et des lits

à moins qu’il ne s’étale en miroir

à dimension multiple

si bien que toute chose désormais s’y voile.

Où trouver l’oiseau qui vole avec des ailes de fange ?

ou le cloporte qui prenne la figure d’un ange ?

 

Et ses spectres ont dit : « Malheur, fais-le fondre

pour qu’il implore la pluie de l’instant.

Mais sa chair est lasse de ses noms

de la parole et du silence

de l’immobilité, du mouvement

sa chair de lui-même est lasse

elle va devant lui, il la suit.

Fais-le fondre, afin qu’il sache s’il est bien lui

ou bien un autre. »

 

Et ses spectres ont dit : « Passons

devant nous le corps ouvre la bouche

pour restaurer un très vain, vain secret :

pourriture, c’est aussi l’enfance

pourriture, c’est aussi l’amour.

Et pour nous en convaincre :

l’amour ne consiste-t-il pas à douter aussi de l’amour ?

la vie à ce que le regard te dore ta réalité de boue ?

à ce que ta saleté fournisse tes noces et festins ?

Et pour s’en convaincre :

la vie n’est-ce pas que tu feignes la mort

et que tu sois, dès le début, mort-vivant

vivant-mort ?

 

Et ses spectres ont dit : 

Au nom de ton corps, vivant / mort, mort/ vivant

tu n’es au bout ni au mitan

tu n’es ni sagesse ni folie

toi, mais

essor /retombée

moment que tu respires et qui recommence

parole / non dit

choses / non chose

mystère accompli en l’absence.

Entre dans les noces de l’effacement

et vers la foudre te dirige.

Historise

pas de prescription qui prescrive

ni d’interdit qui interdise.

Engendre ton sang comme un fil à suivre

Donne cours

à violence / tendresse.

Défonce :

sans orientation

sans voie

dans le brouillard

par saccades

quoique sans précipitation

brûle, tu domineras

sois le lieu du où plus n’est de lieu

l’instant vainqueur de l’instant

sois le désir, le désir, le désir

Il crée le corps et l’appelle

le Prophète, le clair-Parlant.

 

 

Traduit de l’arabe par Jacques Berque

In, Adonis « Singuliers »,

Editions Sindbad / Actes Sud, 1994

Du même auteur :

l’amour où l’amour s’exile (23/05/2015)  

Pays des bourgeons (23/05/2016)

Miroir du chemin, chronique des branches (23/05/2017)

Au nom de mon corps (23/05/2018)

Chronique des branches (23/05/2019)

Corps, 1et 2 (23/05/2020)

Corps, 3 (23/05/2021)

Corps, 5 (23/05/2022)

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