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Le bar à poèmes
30 avril 2023

Francis Ponge (1899 – 1998) : La pomme de terre

Francis-Ponge-©-Archives-familiales-AFrancis Ponge © Archives familiales A. Ponge

 

La pomme de terre

 

     Peler une pomme de terre bouillie de bonne qualité est un plaisir de choix.

     Entre le gras du pouce et la pointe du couteau tenu par les autres doigts de

la même main, l’on saisit – après l’avoir incisé -  par l’une de ses lèvres ce

rêche et fin papier que l’on tire à soi pour le détacher de la chair appétissante

du tubercule.

      L’opération facile laisse, quand on a réussi à la parfaire sans s’y reprendre

à trop de fois, une impression de satisfaction indicible.

     Le léger bruit que font des tissus en se décollant est doux à l’oreille, et la

découverte de la pulpe comestible réjouissante.

     Il semble, à reconnaître la perfection du fruit nu, sa différence, sa

ressemblance, sa surprise – et la facilité de l’opération -  que l’on ait accompli

là quelque chose de juste, dès longtemps prévu et souhaité par la nature, que l’on

a eu toutefois le mérite d’exaucer.

     C’est pourquoi je n’en dirai pas plus, au risque de sembler me satisfaire d’un

ouvrage trop simple. Il ne me fallait – en quelques phrases sans effort – que

déshabiller mon sujet, en contournant strictement la forme : la laissant intacte

mais polie, brillante et toute prête à subir comme à procurer les délices de sa

consommation.

 

... Cet apprivoisement de la pomme de terre par son traitement à l’eau bouillante

durant vingt minutes, c’est assez curieux (mais justement tandis que j’écris des

pommes de terre cuisent – il est une heure du matin – sur le fourneau devant moi).

     Il vaut mieux, m’a-t-on dit que l’eau soit salée, sévère : pas obligatoire, mais

c’est mieux.   

     Une sorte de vacarme se fait entendre, celui des bouillons de l’eau. Elle est en

colère, au moins au comble de l’inquiétude. Elle se déperd furieusement en

vapeurs, bave, grille aussitôt, pfutte, tsitte : enfin, très agitée sur ces charbons

ardents.

     Mes pommes de terre, plongées là-dedans, sont secouées de soubresauts,

bousculées, injuriées, imprégnées jusqu’à la moelle.

     Sans doute la colère de l’eau n’est-elle pas à leur propos, mais elles en

supportent l’effet – en ne pouvant se déprendre de ce milieu, elles s’en trouvent

profondément modifiées (j’allais écrire s’entrouvrent...).

     Finalement, elles y sont laissées pour mortes, ou du moins très fatiguées. Si

leur forme en réchappe (ce qui n’est pas toujours), elles sont devenues molles,

dociles. Toute acidité a disparu de leur pulpe : on leur trouve bon goût.

     Leur épiderme s’est aussi rapidement différencié : il faut l’ôter (il n’est plus

bon à rien), et le jeter aux ordures...

     Reste ce bloc friable et savoureux, - qui prête moins qu’à d’abord vivre,

ensuite à philosopher.

 

Oeuvres Complètes, Tome I

Editions Gallimard (La Pléiade), 1999

Du même auteur :

L’huître (05/06/2014) 

Le cageot (06/06/2015)

Le savon (06/06/2016)

La terre (05/06/2017)

La figue (06/06/2018)

L’ardoise (06/06/2019)

La cruche (06/06//2020)

Le Bois de pins (06/06/2021)

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