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Le bar à poèmes
5 avril 2023

Yvon Le Men (1953 -) : Le mal du pays

le-lannionnais-yvon-le-men-a-recemment-recu-le-goncourt-de_4746715_676x416p[1](Le Télégramme/Valérie Le Moigne)

 

Le mal du pays

 

A Natacha Kudristkaya

 

Suis-je encore Russe par le poète Boris Pasternak

si je suis Ukrainien par le poète Taras Chevtchenko

si je suis Ukrainien par les poèmes qui naissent aujourd’hui

 

des cris de la guerre des larmes de la terre

toute la terre qui habite aujourd’hui sur la terre d’Ukraine ?

 

sur la marche au bord au bout

à l’extrémité en proximité

et dans le voisinage de tous ces mots qui veulent dire

 

l’Ukraine

 

Combien de mots nous faudrait-il

pour nommer les crimes qui se font et nous défont

combien de mots nous faudrait-il pour ne pas les oublier

quand la langue se défait à chaque mort qu’ils font

 

combien de mots pour se souvenir de ce que fut la vie ?

 

Une vie

 

je l’imagine se lever le matin

prendre son petit-déjeuner

peut-être regarder par la fenêtre

et voir le rouge des coquelicots dépasser les blés

 

peut-être regarder par les yeux

et y voir le bleu de ceux dont elle partage le petit-déjeuner

puis le dîner

puis le souper

puis leur pays

puis la liberté de 603.550 kilomètres carrés

tous les jours

jusqu’à ce jour

 

.........

 

ici

comme un animal aux aguets

mon poème attend

et là

se demande d’où j’écris ces mots

en regardant moi aussi par la fenêtre

où je vois une plaine de calme

 

quand éclata la bombe qui venait de frapper là-bas

dans la géographie

comme déjà elle avait frappé là-haut

dans l’histoire

 

ici

comme un homme aux aguets

mon poème boite

prie demande un droit de passage

à des vies qui ne sont pas les miennes

par des morts qui ne sont pas les miens

 

avec quelqu’un auprès d’eux

qui leur tiendrait la main

 

dans cet enfer

où l’on reconnaît à peine un bout de bras

de pied

un dentier

une bague

qui rappelleraient

les petits-déjeuners du matin

 

Combien de mots

pour se souvenir de ce que fut la vie

des fleurs

qui grandiront dans les trous des bombes

 

à partir d’aujourd’hui

à Borodianka

à Boutcha

à Kramatorsk ?

 

Comme si Borodianka Boutcha

Kramatorsk Kharkiv Kherson

Kyiv Lviv Marioupol

Odessa Zaporijjia

étaient de villes de notre pays

nées de la terre où poussent les fleurs

le blé

 

et les enfants qui poussent leurs chats leurs chiens

leurs lapins leurs hamsters

 

jusqu’à la vie

 

à qui les parents ont dit

prends seulement ce que tu peux porter

 

et de vieillards

dont les regards fouillent jusqu’à là-bas

entre 1939 et 1945

 

avant de marcher vers le présent

et le premier train qui traverserait la frontière de la mort

 

Combien de mots nous faudra-t-il laver

essorer de leurs mensonges ?

 

Hier

l’extermination par la faim

l’Holodomor de 1933

dont il était interdit de parler en Russie

aujourd’hui

la disparition par la guerre

qu’il est interdit de nommer

dans une langue détruite comme un pays

après un tremblement de terre.

 

Combien de mots

dont le sens fut trahi à la naissance

petite Russie

nouvelle Russie

en lieu et place de l’Ukraine

 

au nom de quoi

pour qui

au nom de qui

pourquoi ?

 

Qui sont-ils ceux qui tirent en espérant d’abord

ne pas être tachés par le sang de ceux qu’ils tuent encore

et encore ?

 

Ils nous ressemblent

mais jusqu’à quel point

le point où l’être humain se sépare

sur la ligne de partage de l’homme

 

avec l’enfant

 

un enfant

une peluche à la main

une femme

sans son homme à la main

 

séparé de la main de son enfant

 

Je suis encore Russe

par le poète Boris Pasternak

et la neige dont il ne pouvait se passer

 

en suivant les traces que font ses mots dans la neige

 

Je suis Ukrainien

par le poète Taras Chevtchenko

et le jaune de ses blés et le bleu de son ciel

 

le bleu de chez moi

la neige de chez lui

 

Mais qui saigne

 

In, « Il fait un temps de poème. 80 poètes par temps d’urgence.

Anthologie établie par Yvon Le Men, (Volume trois – 2013-2023) »

La rumeur libre éditions, 2023

Du même auteur :

 « Seule la mer éclaire ton visage… » (16/05/2014)

« Ma mère… » (16/05/2015) 

Enez Aval (16/05/2016)

Saint-Michel de Brasparts (16/05/2017)

Vue sur le Mont (07/05/2018)

Inconnus mais pas étrangers (07/05/2019)

Naître (07/05/2020)

Désirer (06/05/2021)

« Pourtant le rêve de Maurepas... » (05/04/2024)

 

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