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Le bar à poèmes
17 février 2023

Yannis Ritsos / Γιάννης Ρίτσος (1909 – 1990) : « Les hommes continuent d’avancer ainsi... »

ritsos[1]

 

................................................................

Les hommes continuent d’avancer ainsi

inconscients de ceux qui s’en allèrent, de ceux qui s’en vont, d’eux-mêmes

qui s’en vont aussi – se promenant avec naturel

dans leur mort.

                         La fourchette ou la cuiller

trouvent leur bouche infailliblement sans hésiter, sans arrêter

tandis qu’auprès d’eux , les morts

observent les mouvements machinaux de leurs lèvres, eux qui ne mangent pas.

     Et la pomme

qui avait roulé sous la table puis

sous le divan et disparu – dans un trou du plancher sans doute

ou du mur – le jeune mort l’avait expédiée d’un coup de pied

les enfant l’ont trouvée peut-être sur la route, au soleil

et l’ont partagée croquant chacun son tour –

marques des dents, chacun la sienne – et c’est la même

que nous avons trouvée au jardin l’autre jour dans les aiguilles sèches.

 

Eh bien qu’attendons-nous dans cette désolation ? Qu’attendons-nous encore ?

- car (pourquoi le cacher ?) nous attendons encore, au-delà

de la porte, de nos habits, de notre mort,

de nos yeux, dans l’obscurité flottante,

dans les chambres vieillies aux longs rideaux vacillants

qui descendent ostensiblement jusqu’à terre, pour laisser croire

que nous n’attendons pas.

                                            Parfois,

quand j’ouvre les fenêtres, je crois voir les arbres sauter dans la chambre

tels des hommes bronzés, vigoureux, gauches dans leur vigueur, gênés

devant ma pâleur, moi qui vis sans soleil,

refermée sur moi-même. Et je me trouble. Je me sens

très exercée, pénétrante, comme si je venais

de faire mes gammes les plus dures à la harpe. Sur les murs

sont encore accrochées des partitions obscures comme des peaux de bêtes ;

     alors

je me hâte de sourire, de me justifier,

j’invente un prétexte et je vais à la cuisine,

apporte le plateau, les verres, la grande cruche de cristal,

laisse le tout sur la table ; la cruche est vide ; je ressors et entends les hommes   

     restés seuls bavarder

avec une simplicité merveilleuse, insoupçonnée, sans voir

la cruche vide, le verre ébréché. Et soudain la nuit tombe.

.......................................................................................

 

                                                                                  (Le retour d’Iphigénie)

 

Traduit du grec par Michel Volkovitch

in, « Anthologie de la poésie grecque contemporaine, 1945 – 2000 »

Editions Gallimard (Poésie), 2000

Du même auteur :

Le désespoir de Pénélope (10/11/2014)

Les vieilles femmes et la mer (10/11/2015)

Crépuscule (17/02/2021)

« Maisons blanches... » (17/02/2022)

Hélène (1) 17/02/2024)

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