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Le bar à poèmes
18 septembre 2022

Gilles Ortlieb (1953 -) : Gare de l’Est

gilles_orlieb_categorie[1]

 

Gare de l’Est

 

Et l’immense toile aux tons bleutés, irisée

par le jour tombant du vitrail laïc des verrières,

et la sonnerie aigrelette de la prochaine rame en partance

qui ne parvient guère à hâter l’agitation paisible,

disciplinée, des retours en banlieue une fois la journée

faite. Des oiseaux alentour chutent gris comme pierres

pour venir picorer, sur les tables de la buvette,

des miettes qu’ils iront goûter plus loin, à l’écart,

entre soi : on n’est jamais assez méfiant.

Saluer donc, une fois de plus, en passant

l’homme aux bras écartés, dressé sur le marchepied

un bouquet de lilas attaché au canon du fusil,

et le rouge meurtrier des silhouettes des conscrits

que l’on voit en train de hisser des paquets

ou attentifs aux scènes d’adieux sur le quai.

Car c’est l’heure de l’accolade, des pénultièmes

recommandations avant un départ pas imminent

peut-être, mais qui ne devrait plus trop tarder :

les étreintes embarrassées par le paquetage,

le chagrin debout des parents, et les frères et sœurs

occupés à garnir le filet de provisions pour le voyage.

(Sans oublier, dans un coin du tableau à droite,

le petit garçon blond et voûté, au regard distrait

comme il s’en trouve un, toujours, dans ces cas-là.)

Le temps manque, à son habitude, pour détailler

plus avant la scène, figée depuis l’an mille

neuf cent vingt-six : il reste à se mette en quête

de la voix six, remonter jusqu’aux wagons de tête,

faire l’emplette de la bouteille d’eau et d’une pomme

golden, de celles que l’on sert en dessert dans les hôpitaux

avant, enfin démarrés, de pouvoir s’abandonner bientôt

au sourd et glissant réconfort des trajets en train

les soirs d’été, quand toitures et campagnes bleuissent

lentement au-dehors, et qu’un air moins tièdes s’engouffre

par la fenêtre entrouverte en martyrisant les rideaux.

Seul, on ne l’est pas vraiment (et l’a-t-on jamais été ?) :

il y a les voisins de compartiment qui se laissent

observer sans presque se lasser, les habitués de la ligne

se souvenant d’allumer la liseuse avant les tunnels,

le gosse qui s’éveille à peine, la joue encore grainée

par la banquette, et se réjouit bruyamment de voir couler

sous un pont, en une seule syllabe, l’eau qu’il sait

déjà nommer. La pensée va et vient cependant, muette

le long des travées, tire doucement sur sa laisse

puis, estimant sans doute en avoir vu assez, veut bien

se coucher au pied. Elle n’y demeure pas longtemps :

tout près de la frontière, des éclairs de chaleur

-ou bien s’agit-il d’étincelles sur les caténaires ? –

font relever la tête et, reconnaissant les abords

d’une nuit accoutumée et rivetée par les lumières,

il n’est plus permis de douter de l’arrivée prochaine,

même si l’on sait pouvoir encore compter sur un répit

dans un monde très précisément taillé à nos mesures

et dont, lancée dans sa course, l’immobilité rassure.

 

La Nouvelle Revue Française, Juillet-Août 1993, N° 486-487

Editions Gallimard, 1993

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