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Le bar à poèmes
3 septembre 2022

Kenneth White (1936 - 2023) : En toute candeur

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En toute candeur

 

                                                                « ....   la seule voie grande et sûre par les temps

                                                                          que nous vivons : celle du retour aux principes. »

                                                                                                 ANDRE BRETON, La Clé des champs

 

Marche matinale

 

C’était un froid un lent brouillard agglutiné

autour du soleil, accroché

au petit soleil blanc, la terre

était seule et délaissée et un grand oiseau

jetait son cri rauque de la héronnière

tandis que le garçon s’en allait sous les hêtres

voyant les débris bleuâtres des coquillages

et les moites amas de feuilles pourrissantes.

 

Poèmes du lièvre blanc

 

Une pensée qui a bondi hors comme un lièvre

sur la lande de derrière un grand rocher

oh de bondir le lièvre blanc, et la bruyère

lui faisait un beau monde ardent où folâtrer

justement ce jour-là sur la lande, un jour gris

en marche sur les vents, s’enfonçant dans l’hiver

un jour pour une mer étincelante

à trois mille au large dans le goulet des îles

un jour juché au bout de l’an et un silence

à fendre le cœur oh

le lièvre blanc voyez bondir le lièvre blanc !

 

Vers l’hiver

 

Vienne à présent l’hiver

 

ciel chargé comme un bœuf

froide écume aux rivières

nudité de la lande

brume dans la forêt

vienne à présent l’hiver

 

la bleue foulée des bêtes

dans la neige qui fond

le soleil fourbi dur

des oiseaux et des baies

l’ombre couleur de bronze

l’eau mince et glaciale

la croûte noire de la terre

l’éclat blême de la roche

vienne à présent l’hiver

 

des algues sur la lune

le vent herse le golfe

les îles luisent dans la brume

je pêche dans les eaux froides

ma barque est noir goudron

et les tolets fourchus

grincent sous l’aviron

 

vienne à présent l’hiver

 

L’hiver du monde

 

Les arbres d’hiver pleurent dans le froid

les oiseaux sont braves mais chantent sans joie

le soleil lui-même : un fil de clarté

ruse ne vaut pas sagesse et bonté

 

du feu, un ami, manger ton son soûl

par le monde blanc détresse et dégoût

les étoiles vous toisent, les rues sont de pierre

faire des chansons a pour fin misère

 

une ferme a nom joie et réconfort

la table est servie et l’on rit très fort

le vin chauffe le cœur et font la blancheur

la fille qui veut donne plus qu’un dieu

 

les rires périssent les corps dépérissent

la ferme décline les poutres pourrissent

bonvouloir demeure, chaste et grelottant

misère endurée finit par un chant.

 

Bois d’hiver

 

J’ai mis les livres de côté

et je vois les dernières pommes

tomber des arbres gelés

 

j’ai vu aussi les glands darder

leurs pousses rouges

dans le sol dur

 

et l’écorce des boulots blancs

fut pour moi plus que tous les livres

 

et ce que là je lus

dénuda mon cœur au soleil d’hiver

et ouvrit ma cervelle au vent

 

et tout à coup

tout à coup je sus dans ce bois d’hiver

que j’avais toujours été là

avant les livres

comme après les livres

il y aura un bois d’hiver

 

et mon cœur nu

et ma cervelle ouverte au vent.

 

Métropole

 

Soleil, betterave enfouie dans la boue

six heures d’hiver à Dumbarton Road

 

j’achète gâteaux d’avoine et lait à la crèmerie

tandis que les autos crachotent vers le ferry

 

les lampadaires saisis par le premier gel

ont des moustaches de lumière mais elles

 

se perdent dans les feux de joie des tramways qui passent

près des voitures d’enfant trimbalées par des femmes lasses

 

vers le thé familial. Je pourrai tout de suite rentre manger

mais j’attends que le flot dans la rue se soit calmé

 

et sens cette profonde solitude qui vient recouvrir mes pensées

maintenant que la lune est là comme une épluchure de navet

 

au-dessus des toits et des grues. La chanson de Gaspard Hauser

rôdaille dans ma conscience comme je traîne sur le trottoir

 

m’arrêtant au coin de la rue pour boire le lait

tandis qu’un chat irréprochable dans la soie qui le revêt

 

noir, de ses yeux inaccessibles considère avec dédain

mon entreprise, décide de poursuivre son chemin

 

et se faufile dans une impasse sans un regard

j’ai dans l’idée d’aller jusqu’à Pollock ce soir

 

comment pourrais-je rentrer dans mon chez-moi truqué

où j’ai écrit sur la tombe de Jonas toute la journée

 

je ferai le voyage en train et j’espère que mes esprits

n’auront pas trop de honte à s’évader en compagnie

 

de la première image issue du ventre rouilleux de la ville.

 

Le dit de l’Hyperboréen

« Nous sommes des Hyperboréens. Nous savons bien

dans quelle distance nous vivons. Au-delà du nord,

de la glace, de la mort – notre vie, notre bonheur. »

NIETZCHE

 

 

1

La lune la nuit dernière était une pure calamité

une planète bossue lépreuse

Santa Claus trimbalant de la glace dans son sac

si je n’étais pas allé au lit avec le whisky

j’aurais été gelé au plancher c’est sûr

 

mais de la sorte à minuit passé

je me suis élevé dans la colline de la banshee

tandis que jouaient follement les pipeaux de l’hiver

et que les feux des fées de Schiehallion

faisaient flamber mon instinct séraphique

 

on a trouvé dans la ville d’Ur une lyre

dont la caisse de résonnance était un voilier

avec pour figure de proue un taureau

tel est l’instrument dont je jouais

voici deux ou trois millénaires

 

j’ai planté mes deux pieds dans une grande salle

à peu de choses près l’infini

je tourbillonne dans une orbite d’extase

un soudain brassage de matière

et c’est là ce que j’appelle le commencement.

 

2

La fenêtre est une carte de l’Arctique

les gouttières sont obstruées de glace ridée

le soleil est un fromage au frigidaire

le siège de mes pantalons est chiche comme la charité

et mon derrière en veut au monde

 

je m’en vais au marché pour nourrir mon poème

les femmes du marché ont des lèvres gercées

et des nez rouges qui dégoulinent

et quatre couches de lainage autour des hanches

et des sourires comme des miroirs fêlés

 

les dernières volontés et codicilles des volailles

sont bel et bien étouffés à la source

tous les oiseaux ont la chair de poule maintenant

même la dinde qui tâche de faire la coquette

avec une touffe de plumes noires au croupion

 

la viande de cheval est violette et farouche

les crevettes sont roses et nettes dans une botte

les coques grimacent dans une blancheur de sel marin

les moules gardent enclos leur rouge secret

et les huîtres se tordent dans le froid.

 

3

 

Je me dresse dans ma blancheur impénétrable

et mon cœur est une fournaise ardente

et je m’applique à dilater mon âme

et je sais que la plus profonde est la plus vivante

et je ne veux rien de moins que tout

 

j’ai fait pousser des chrysanthèmes sur le fumier de Dieu

ciré mes bottes avec la Bible

et marché à travers le monde

j’ai vécu parmi les montagnes de la Chine

et planté des bambous sous le crachin

 

ouvre les yeux élargis la poitrine

décris de longues de souples enjambées

voici la voie :

laisser le saint esprit respirer l’air de la montagne

et se nourrir des fruits sauvages de la terre

 

longtemps le monde a été une auberge

une taverne sur les derrières du ciel

où tous étaient anuités et perdus

mais je dis que le monde est un champ de possibles

l’envol de sauvages poèmes.

 

4

 

Nourris le feu allume ta lampe

sans te soucier du froid ni du noir qui s’en vient

prends tes bouquins continue tes études

et que personne n’aille dire que tu as eu peur du silence

ou qu’à t’apitoyer sur toi-même tu t’es pourri

 

les bêtes hurlent à la lune elle les fascine

mais toi prends-lui sa force et tourne-lui le dos

et puis écris dans ta propre blancheur

trace ton propre parcours

toutes les mues cachées de l’hiver   

 

laisse la vieille buse jeter sa morve et faire des siennes

de la neige tisse-toi une chemise de flanelle

avec un pan épais pour te couvrir les fesses

fais usage de la pluie pour fabriquer ton grog

et du vent pour tourner les pages de ton livre

 

la force personnelle peut faire des prodiges

sans elle le talent n’est rien

augmente ta vie

trempe-toi le caractère

et tire profit à plein cet hiver

 

5

 

Du pays natal au pays blanc on essuie

toutes les tempêtes et toutes les canicules du monde

si con Escops qui porte sa çavate

de palestiaus sa chape ramendée

deschaus, nus piés, affublez d’une nate

 

sur la grand-route un homme des montagnes

chante à tue-tête en langage barbare

l’hiver durant, jusqu’au printemps précoce

pas de fausse science dans la tête

pas de combine dans le cœur

 

les collines souviens-t’en sont les mêmes toujours

et les rivières et les vents

donne-toi de l’espace pour un vrai commencement

quiconque travaille à l’étroit

ne bâtit que prison ou tombe

 

j’ai écrit ce poème en décembre

soixante-deux, l’avant-veille de Noël

ma maison est retirée et je vis seul

mais c’est là ce qu’il faut pour vagabonder loin

et je me sais des compagnons.

 

Traduit de l’anglais par Pierre Leyris

 in, Kenneth White : « En toute candeur »

Editions du Mercure de France, 1964

Du même auteur :

Le Grand Rivage (1 - 53) (06/09/2014)

La porte de l’ouest (02/09/2015)

Lettre à un vieux calligraphe (03/09/2016)

Théorie (03/09/2017)

« La pensée est une pensée... » (03/09/2018)

Java (02/09/2019)

La rivière qui traverse le temps (03/09/2020)

Le testament d’Ovide (03/09/2021)

Cérémonie d’hiver (03/09/2023)

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