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Le bar à poèmes
23 février 2022

Rainer - Maria Rilke (1875 – 1926) : Première Elégie / Die Erste Elegie

rilke_autriche[1]

 

Première élégie

 

Qui donc dans les ordres des anges

m’entendrait si je criais ?

Et même si l’un deux soudain

me prenait sur son cœur :

de son existence plus forte je périrais.

Carle beau n’est que le commencement du terrible,

ce que tout juste nous pouvons supporter

et nous l’admirons tant parce qu’il dédaigne

de nous détruire.

Tout ange est terrible.

Mieux vaut que je taise la montée obscure de l’appel

Qui oserons-nous donc appeler ?

Ni les anges, ni les hommes,

 et les malins animaux remarquent déjà

que nous ne sommes pas à l’aise dans ce monde défini.

Peut-être nous reste-t-il un arbre

sur une pente,

- le revoir chaque jour ; -

Il nous reste la rue d’hier et la fidélité d’une habitude

qui s’étant plus chez nous, n’en est plus repartie.

               Et la nuit ! ô, la nuit,

lorsque le vent chargé d’espaces nous mord le visage -,

à qui ne serait-elle, la tant désirée,

la doucement décevante,

cette part difficile des cœurs solitaires ?

Est-elle plus légère aux amants ?

Hélas, l’un à l’autre ils se cachent leur destin.

               Ne le sais-tu pas encore ?

 

Largue le vide de tes bras aux espaces que nous respirons ;

peut-être les oiseaux

ressentiront-ils le plus grand large des airs

dans leur vol ramassé.

Certes les printemps t’exigeaient.

tant d’étoiles voulaient que tu les touches.

Levée au loin, une vague accourait,

ou bien, comme tu passais devant une fenêtre,

le jeu d’un violon.

Tout cela te fut à charge.

Mais as-tu su t’en acquitter ?

N’étais-tu pas encore distrait par l’attente,

comme si tout t’annonçait la bien-aimée ?

(Où voudrais-tu t’abriter puisque de grandes et étranges pensées

circulent librement en toi et s’attardent souvent la nuit.)

Mais si le désir se fait exigeant en toi,

parle-nous des amants ;

ce qu’ils ont avec tant de splendeur ressenti,

n’est pas immortel assez.

Tu envies, presque, les abandonnées,

tellement plus aimantes que celles qui ont été comblées.

Redis inlassable ta louange ! Toujours plus haut.

Songe : le héros tien bon,

sa chute même n’est que prétexte à sa naissance dernière.

Mais les amants,

la nature éreintée les reprend, comme si

elle n’avait pas deux fois la force d’accomplir tel exploit.

As-tu assez songé à Gaspara Stampa

afin que toute jeune fille abandonnée puisse,

exaltée par l’exemple, se dire : que ne suis-je comme elle ?

Ces douleurs plus anciennes ne nous deviendront-elles pas enfin fructueuses ?

N’est-il pas temps pour nous de quitte l’année en aimant ?

La dépasser, vibrant telle la flèche jaillie de la corde

et qui ramassée dans l’instant du départ se dépasse.

Car il n’est de repos nulle part.

Des voix, des voix. Mon cœur,

écoute, comme seul les saints savaient écouter ;

au point qu’un prodigieux appel les soulevait du sol ;

eux, cependant, improbables, toujours agenouillés,

ne remarquaient rien : tout en eux écoutait.

Non pas que toi tu puisses supporter la Voix,

et de loin.

Mais entends le souffle, entends

la nouvelle qui ne cesse de se former du silence.

Le bruissement des jeunes morts monte vers toi.

Partout où tu entrais, dans les églises de Naples ou de Rome,

leur destin ne t’avait-il pas tranquillement abordé ?

Ou encore, une inscription attirait ton regard, comme naguère

cette plaque à Santa Maria Formosa.

Ce qu’ils me veulent ?

Que doucement je défasse

l’apparence d’injustice qui gêne parfois,

un peu, le clair mouvement de leurs âmes.

 

Certes, il est étrange de ne plus habiter la terre,

ne plus avoir à se servir de gestes à peine appris,

aux roses et à tant d’autres choses si pleines de promesses

ne plus accorder le sens d’un avenir humain ;

n’être plus ce qu’on a été entre des mains infiniment fragiles

et abandonner jusqu’à son nom come un jouet cassé.

Etrange de ne plus désirer ses désirs. Etrange

de voir flotter sans lien dans l’espace

tout ce qui jadis fut lié.

Être mort est laborieux

et plein de reprises jusqu’à ce que peu à peu on devine

un peu d’éternité. Mais tous

le vivants commettent l’erreur de trop distinguer.

Les anges (dit-on) souvent, ne savaient

s’ils marchaient parmi des vivants ou des morts

               Le flot immense emporte tous âges

à travers les deux royaumes qu’il couvre

de sa rumeur.

 

Après tout,

ils n’ont plus besoin de nous, ceux qui nous ont quittés trop tôt,

                             On perd le goût de la douceur terrestre, tout

comme on devient trop grand pour la douceur du sein maternel.

Mais

     nous

qui avons besoin de si grands secrets, nous

pour qui le deuil est souvent le départ d’un essor heureux :

pourrions-nous nous passer d’eux ?

Serait-ce une vaine légende que jadis, dans la complainte

pour

       Linos,

hardie, la première musique a traversé l’aride, stupeur ;

et dans l’espace qu’un adolescent presque divin venait de

quitter

         brusquement,

effrayé, le vide se mit à bouger de ce balancement

qui maintenant nous ravit, nous console et nous soutient.

 

Traduit de l’allemand par Loran Gaspar

in, R. M. Rilke : Les Élégies de Duino, suivi de Les sonnets à Orphée,

(Œuvres, T.2)

Editions du Seuil, 1972.

 

La première élégie

 

Qui donc, si je criais, m’entendrait dans les ordres

des anges ? Et supposé même que l’un d’eux

me prenne soudain sur son cœur : je passerais de son

existence plus forte. Car le beau n’est rien

que le début du terrible que nous supportons tout juste encore

et nous nous en émerveillons tant, car placide, il dédaigne

de nous détruire. Tout ange est terrible.

     Et ainsi je me contiens et ravale le cri d’appeau

d’un sombre sanglot. Hélas de qui donc saurions-

nous avoir besoin ? Ni des anges, ni des hommes,

et les animaux inventifs le remarquent bien,

que nous ne sommes pas très en confiance, chez nous

dans ce monde désigné de sens. Il nous reste peut-être

quelque arbre sur le versant pour que chaque jour

nous le revoyions; il nous reste la route d’hier

et la fidélité distendue d’une habitude

qui s’est plue chez nous, y est restée et ne s’en est plus allée.

     Ô et la nuit, la nuit, quand le vent plein d’espace sidéral

nous ronge le visage — pour qui ne resterait-elle pas, la tant désirée,

la doucement décevante, à chaque cœur isolé

dans sa pénible imminence. Est-elle plus légère aux amants ?

Hélas, ils ne font que se couvrir mutuellement leur sort.

     Ne le sais-tu pas encore ? Jette hors des bras le vide

vers les espaces que nous respirons; peut-être les oiseaux

éprouvent-ils l’air amplifié d ’un vol plus intime.

Oui, les printemps avaient certes besoin de toi. Et maintes étoiles

d’attendre que tu les ressentes. Et une vague

de se lever tout près dans ce qui est passé, ou

alors que tu venais par là, devant la fenêtre ouverte,

un violon se dédiait. Tout cela était charge.

Mais le dominais-tu ? N’étais-tu pas toujours

dissipé par l’attente, comme si tout t’avait annoncé

une amante? (Où la cacherais-tu

puisque les pensées, grandes et étrangères, en toi

vont et viennent et le plus souvent restent la nuit.)

Mais si tu es tout élan, va chanter les amantes; il n’est de loin

pas encore assez immortel leur célèbre sentiment.

Tu les enviais presque, ces abandonnées que tu

trouvais plus aimantes que les apaisées. Renouvelle

toujours l’inaccessible prisée;

pense : il persiste le héros et même son déclin n’était

qu’un prétexte à être, c’était son ultime naissance.

Mais la nature épuisée reprend les amants

en elle, comme s’il n’y avait pas deux fois la force

d’accomplir cela. A Gaspara Stampa

as-tu suffisamment pensé, que quelque jeune fille

dont l’aimé s’en est allé, ressente à l’exemple exalté

de cette amante : et deviendrais-je comme elle?

Ces douleurs les plus vieilles ne doivent-elles pas enfin

devenir plus fécondes? N’est-il pas temps qu’aimants

nous nous libérions de l’aimé  et  qu’en balbutiant subissions cela :

comme la flèche subit la corde pour que rassemblée dans le bond

elle puisse être plus qu’elle-même. Car rester n’est nulle part.

Des voix, des voix. Ecoute, mon cœur, comme jadis

seuls les saints écoutaient, au point que le formidable appel

les soulevait du sol; mais eux étaient agenouillés,

ces impossibles, encore et n y prenaient pas garde :

Ainsi étaient-ils à l’écoute. Non que tu ne supportes

de Dieu la voix, de loin pas. Mais écoute ce qui souffle,

la nouvelle ininterrompue qui se forme de silence.

Et les rumeurs de ces jeunes morts de venir à présent à toi.

Partout où tu entrais, ne s’adressait-il pas paisiblement

à toi, leur destin dans les églises de Rome et Naples?

Ou cette inscription qui te porte, éminente, à ta charge

comme nouvellement sur la plaque de Santa Maria Formosa.

Ce qu’ils me veulent ? doucement je dois écarter l’apparence

d’injustice, qui de leurs esprits

entrave  un peu parfois le pur mouvement.

 

C’est vrai qu’il est étrange de ne plus habiter la terre,

de ne plus pratiquer des usages à peine pris,

aux roses et à d’autres choses tant prometteuses,

de ne plus donner le sens d’un avenir humain ;

ce que l’on était dans des mains infiniment craintives,

ne plus l’être, et même abandonner

son propre nom comme un jouet brisé.

Etrange, de ne plus souhaiter encore les souhaits. Étrange,

tout ce qui était en rapport, de le voir voltiger

si lâche en l’espace. Et être mort est pénible

et plein de reprises pour que l’on ressente peu à peu

un rien d’éternité. — Mais les vivants font

tous la faute de distinguer trop fort.

Les anges (dit-on) souvent ne sauraient pas s’ils vont

parmi les vifs ou les morts. L’éternel courant

charrie tous  les âges dans les deux domaines toujours

avec lui et de son bruit tous deux les couvre.

 

Après tout ils n’ont plus besoin de nous, les tôt-dérobés,

de cette terre tendrement on se déshabitue comme on dépasse

doucement l’âge du sein maternel. Mais nous

qui avons besoin de si grands secrets, de leur tristesse

se dégage si souvent un bien heureux progrès — : pourrions-nous être sans eux?

Est-il vain ce dit : que dans la plainte pour Linos jadis

l’audace de la première musique a forcé l’aride raideur;

que c’est seulement dans l’espace terrifié qu’un jeunhomme

quasi divin a soudain pour toujours délaissé, que le vide s’est mis

dans ce branle qui nous entraîne à présent, nous console et nous aide

 

Traduit de l’allemand par Bertrand Badiou et Jean-Claude Rambach

In, Revue « Po&sie, N°19 »

Belin éditeur, 1981

 

 

 

Du même auteur :

Naissance de Vénus / Geburt der Venus (23/11/2014)

Nordsee, I (23/11/2015)

Soir en Scanie / Abend in Skåne (23/11/2016)

Deuxième élégie / Zweite Elegie (22/11/17)

« Ce soir quelque chose dans l'air... » (23/11/2018)

« Nul ne sait... » (23/11/2019)

 

Die Erste Elegie

 

wer, wenn ich schriee, hörte mich denn aus der Engel

Ordnungen? und gesetzt selbst, es nähme

einer mich plötzlich ans Herz: ich verginge von seinem

stärkeren Dasein. Denn das Schöne ist nichts

als des Schrecklichen Anfang, den wir noch grade ertragen,

und wir bewundern es so, weil es gelassen verschmäht,

uns zu zerstören. Ein jeder Engel ist schrecklich.

    Und so verhalt ich mich denn und verschlucke den Lockruf

dunkelen Schluchzens. Ach, wen vermögen

wir denn zu brauchen? Engel nicht, Menschen nicht,

und die findigen Tiere merken es schon,

daß wir nicht sehr verläßlich zu Haus sind

in der gedeuteten Welt. Es bleibt uns vielleicht

irgend ein Baum an dem Abhang, daß wir ihn täglich

wiedersähen; es bleibt uns die Straße von gestern

und das verzogene Treusein einer Gewohnheit,

der es bei uns gefiel, und so blieb sie und ging nicht.

    O und die Nacht, die Nacht, wenn der Wind voller Weltraum

uns am Angesicht zehrt –, wem bliebe sie nicht, die ersehnte,

sanft enttäuschende, welche dem einzelnen Herzen

mühsam bevorsteht. Ist sie den Liebenden leichter?

Ach, sie verdecken sich nur mit einander ihr Los.

    Weißt du's noch nicht? Wirf aus den Armen die Leere

zu den Räumen hinzu, die wir atmen; vielleicht daß die Vögel

die erweiterte Luft fühlen mit innigerm Flug.

 


Ja, die Frühlinge brauchten dich wohl. Es muteten manche

Sterne dir zu, daß du sie spürtest. Es hob

sich eine Woge heran im Vergangenen, oder

da du vorüberkamst am geöffneten Fenster,

gab eine Geige sich hin. Das alles war Auftrag.

Aber bewältigtest du's? Warst du nicht immer

noch von Erwartung zerstreut, als kündigte alles

eine Geliebte dir an? (Wo willst du sie bergen,

da doch die großen fremden Gedanken bei dir

aus und ein gehn und öfters bleiben bei Nacht.)

Sehnt es dich aber, so singe die Liebenden; lange

noch nicht unsterblich genug ist ihr berühmtes Gefühl.

Jene, du neidest sie fast, Verlassenen, die du

so viel liebender fandst als die Gestillten. Beginn

immer von neuem die nie zu erreichende Preisung;

denk: es erhält sich der Held, selbst der Untergang war ihm

nur ein Vorwand, zu sein: seine letzte Geburt.

Aber die Liebenden nimmt die erschöpfte Natur

in sich zurück, als wären nicht zweimal die Kräfte,

dieses zu leisten. Hast du der Gaspara Stampa

denn genügend gedacht, daß irgend ein Mädchen,

dem der Geliebte entging, am gesteigerten Beispiel

dieser Liebenden fühlt: daß ich würde wie sie?

Sollen nicht endlich uns diese ältesten Schmerzen

fruchtbarer werden? Ist es nicht Zeit, daß wir liebend

uns vom Geliebten befrein und es bebend bestehn:

wie der Pfeil die Sehne besteht, um gesammelt im Absprung

mehr zu sein als er selbst. Denn Bleiben ist nirgends.

 


Stimmen, Stimmen. Höre, mein Herz, wie sonst nur

Heilige hörten: daß die der riesige Ruf

aufhob vom Boden; sie aber knieten,

Unmögliche, weiter und achtetens nicht:

So waren sie hörend. Nicht, daß du Gottes ertrügest

die Stimme, bei weitem. Aber das Wehende höre,

die ununterbrochene Nachricht, die aus Stille sich bildet.

Es rauscht jetzt von jenen jungen Toten zu dir.

Wo immer du eintratest, redete nicht in Kirchen

zu Rom und Neapel ruhig ihr Schicksal dich an?

Oder es trug eine Inschrift sich erhaben dir auf,

wie neulich die Tafel in Santa Maria Formosa.

Was sie mir wollen? leise soll ich des Unrechts

Anschein abtun, der ihrer Geister

reine Bewegung manchmal ein wenig behindert.

 


Freilich ist es seltsam, die Erde nicht mehr zu bewohnen,

kaum erlernte Gebräuche nicht mehr zu üben,

Rosen, und andern eigens versprechenden Dingen

nicht die Bedeutung menschlicher Zukunft zu geben;

das, was man war in unendlich ängstlichen Händen,

nicht mehr zu sein, und selbst den eigenen Namen

wegzulassen wie ein zerbrochenes Spielzeug.

Seltsam, die Wünsche nicht weiterzuwünschen.

Seltsam,alles, was sich bezog, so lose im Raume

flattern zu sehen. Und das Totsein ist mühsam

und voller Nachholn, daß man allmählich ein wenig

Ewigkeit spürt. – Aber Lebendige machen

alle den Fehler, daß sie zu stark unterscheiden.

Engel (sagt man) wüßten oft nicht, ob sie unter

Lebenden gehn oder Toten. Die ewige Strömung

reißt durch beide Bereiche alle Alter

immer mit sich und übertönt sie in beiden.

 


Schließlich brauchen sie uns nicht mehr, die Früheentrückten,

man entwöhnt sich des Irdischen sanft, wie man den Brüsten

milde der Mutter entwächst. Aber wir, die so große

Geheimnisse brauchen, denen aus Trauer so oft

seliger Fortschritt entspringt –: könnten wir sein ohne sie?

Ist die Sage umsonst, daß einst in der Klage um Linos

wagende erste Musik dürre Erstarrung durchdrang;

daß erst im erschrockenen Raum, dem ein beinah göttlicher Jüngling

 

plötzlich für immer enttrat, die Leere in jene

Schwingung geriet, die uns jetzt hinreißt und tröstet und hilft.

 

 

Duineser Elegien

Insel Verlag, Leipzig, 1923

Poème précédent en allemand :

Selma Meerbaum-Eisinger : « Ô toi, sais-tu comment crie un corbeau ?... » / « Du, weißt du, wie ein Rabe schreit ?... » (09/02/2022)

Poème suivant en allemand :

Johannes Kühn : Migration vers le sud / Südflug (12/04/2022)

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