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Le bar à poèmes
13 juillet 2021

Léopold Sédar Senghor (1906 – 2011) : Le retour de l’enfant prodigue

POSTE-2002-107[1]

 

Le retour de l’enfant prodigue

(woï pour une kora)

 

A JACQUES MAGUILÊN SENGHOR,

MON NEVEU.

 

I

 

Et mon cœur de nouveau sur la marche de pierre, sous la porte haute d’honneur.

Et tressaillent les cendres tièdes de l’Homme aux yeux de foudre, mon père.

Sur ma faim, la poussière de seize années d’errance, et l’inquiétude de toutes les

     routes d’Europe

Et la rumeur des villes vastes ; et les cités battues de vagues de mille passions

     dans ma tête.

Mon cœur est resté pur comme Vent d’Est au mois de Mars.

 

II

 

Je récuse mon sang en la tête vide d’idées, en ce ventre qu’ont déserté les

     muscles du courage.

Me conduise la note d’or de la flûte du silence, me conduise le pâtre mon frère

     de rêve jadis

Nu sous sa ceinture de lait, la fleur du flamboyant au front.

Et perce pâtre, mais perce d’une longue note surréelle cette villa branlante, dont

     fenêtres et habitants sont minés des termites.

Et mon cœur de nouveau sous la haute demeure qu’a édifiée l’orgueil de

     l’Homme

Et mon cœur de nouveau sur la tombe où pieusement il a couché sa longue

     généalogie.

Il n’a pas besoin de papier ; seulement la feuille sonore du dyâli et le stylet d’or

     rouge de sa langue.

 

III

 

Que vaste que vide la cour à l’odeur du néant

Comme la plaine en saison sèche qui tremble de son vide

Mais quel orage bûcheron abattit l’arbre séculaire ?

Et tout un peuple se nourrissait de son ombre sur la terrasse circulaire

Et toute une maison avec ses palefreniers, bergers domestiques et artisans

Sur la terrasse rouge qui défendait la mer houleuse des troupeaux aux grands

jours de feu et de sang.

Ou est-ce un quartier foudroyé par les aigles quadrimoteurs

et par les lions des bombes aux bonds puissants ?

 

IV

 

Et mon cœur de nouveau sur les marches de la haute demeure.

Je m’allonge à terre à vos pieds, dans la poussière de mes respects

A vos pieds, Ancêtres présents, qui dominez fiers la grand-salle de tous vos

     masques qui défient le Temps.

Servante fidèle de mon enfance, voici mes pieds où colle la boue de la

     Civilisation.

L’eau pure sur mes pieds, servante, et seules leurs blanches semelles sur les

     nattes de silence.

Paix paix et paix, mes Pères, sur le front de l’Enfant prodigue.

 

V

 

Toi entre tous Eléphant de Mbissel, qui paraît d’amitié ton poète dyâli

Et il partageait avec toi les plats d’honneur, la graisse qui fleurit les lèvres

Et les chevaux du Fleuve, cadeaux des rois de Sine, maîtres du mil maîtres des

     palmes

Des rois de Sine qui avaient planté à Diakhâw la force droite de leur lance.

Et parmi tous, ce Mbogou couleur de désert ; et les Guelwars avaient versé des

     libations de larmes à son départ

Pluie pure de rosée quand saigne la mort du Soleil sur la plaine marine et les

     vagues des guerriers morts.

 

VI

Eléphant de Mbissel, par tes oreilles absentes aux yeux, entendent mes

     Ancêtres ma prière pieuse.

Soyez bénis, mes Pères, soyez bénis !

Les marchands et banquiers, seigneurs de l’or et des banlieues où pousse la

     forêt des cheminées

- Ils ont acheté leur noblesse et les entrailles de leur mère étaient noires

Les marchands et banquiers m’ont proscrit de la Nation.

Sur l’honneur de mes armes, ils ont fait graver « Mercenaire »

Et ils savaient que je ne demandais nulle solde ; seulement les dix sous

Pour bercer la fumée de mon rêve, et le lait à laver mon amertume bleue.

Aux champs de la défaite si j’ai replanté ma fidélité, c’est que Dieu de sa main

     de plomb avait frappé la France.

Soyez bénis, mes Pères, soyez bénis !

Vous qui avez permis mépris et moqueries, les offenses polies les allusions

     discrètes

E les interdictions et les ségrégations.

Et puis vous avez arraché de ce cœur trop aimant les liens qui l’unissaient au

     pouls du monde.

Soyez bénis, qui n‘avez pas permis que la haine gravelât ce cœur d’homme.

Vous savez que j’ai lié amitié avec les princes proscrits de l’esprit, avec les

     princes de la forme

Que j’ai mangé le pain qui donne faim de l’innombrable armée des travailleurs

     et des sans-travail

Que j’ai rêvé d’un monde de soleil dans la fraternité de mes frères aux yeux

     bleus.

 

VII

 

Eléphant de Mbissel, j’applaudis au vide des magasins autour de la haute

     demeure.

J’éclate en applaudissements ! Vive la faillite du commerçant !

J’applaudis à ce bras de mer déserté des ailes blanches

- Chassent les crocodiles dans la brousse des profondeurs, et paissent en paix 

     les vaches marines !

Je brûle le seco, la pyramide d’arachides dominant le pays

Et le warf dur, cette volonté implacable sur la mer

Mais lors je ressuscite la rumeur des troupeaux dans les hennissements et les

     mugissements

La rumeur que module au soir le clair de lune de la flûte et des conques

Je ressuscite la théorie des servantes sur la rosée

Et les grandes calebasses de lait, calmes sur le rythme des hanches balancées

Je resuscite la caravane des ânes et des dromadaires dans l’odeur du mil et du

     riz

Dans la scintillation des glaces, dans le tintement des visages et des cloches

     d’argent.

Je ressuscite mes vertus terriennes !

 

VIII

 

Eléphant de Mbissel, entends ma prière pieuse.

Donne-moi la science fervente des grands docteurs de Tombouctou

Donne-moi la volonté de Soni Ali, le fils de la bave du Lion – c’est un raz de

marée à la conquête d’un continent.

Souffle sur moi la sagesse des Keïta.

Donne-moi le courage du Gweltar et ceins me reins de force comme d’un

     tyédo.

Donne-moi de mourir pour la querelle de mon peuple, et s’il le faut dans

     l’odeur de la poudre et du canon.

Conserve et enracine dans mon cœur libéré l’amour premier de ce même

     peuple.

Fais de moi ton Maître de Langue, mais non, nomme-moi son ambassadeur.

 

IX

 

Soyez bénis, mes Pères, qui bénissez l‘Enfant prodigue !

Je veux revoir le gynécée de droite, j’y jouais avec les colombes et avec mes

     frères les fils du Lion.

Ah ! de nouveau dormir dans le lit frais de mon enfance

Ah ! bordent de nouveau mon sommeil les si chères mains noires

Et de nouveau le blanc sourire de ma mère.

Demain, je reprendrai le chemin de l’Europe, chemin de l’ambassade

Dans le regret du Pays noir.

 

Chants d’ombre

Editions du Seuil, 1945

Du même auteur :

Prière pour la paix (13/07/2014)

L’Absente (13/0720/15)

Ndessé (13/07/2016)

Elégie des eaux (13/07/2017)

Chant du printemps (13/07/2018)

Chants d'ombre I (13/07/2019)

Chants pour Signare (13/07/2020)

Chants d'ombre II (13/07/2022)

Elégie de minuit13/07/2023)

 

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