Tombeau de Lunven
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la terre à présent a mangé ton corps
ta viande en bouillie autour de tes os
ta jeune énergie devenue charogne
ta tête cassée comme un œuf pourri
là-haut ta fenêtre est encore ouverte
indifférente à ton saut à l’envers
à quoi pensais-tu ces quelques secondes
juste avant le choc contre le trottoir
tes bras repliés contre ton visage
et déjà le corps devenu son reste
les os éclatés déchiraient ta viande
masse tuméfiée comme ramollie
suintant une sanie innommable
une glaire épaisse avec peu de sang
tes vêtements n’étaient plus que ton sac
et c’est là dedans qu’on t’a ramassé
pauvre tas humain jeté sur brancard
avec étiquette en vue de la morgue
espérons qu’il n’y a plus de conscience
de ce que tu fus dans ce que tu es
sinon à quoi bon sauter dans le vide
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quand a commencé la danse macabre
toi seul dans la pièce et ton va-et-vient
l’envie d’apaiser ton cerveau furieux
un trop plein de mots qui se bousculaient
puis soudain le calme et le testament
relu et posé sur la cheminée
savais-tu déjà ce que tu ferais
encore un regard vers la toile en cours
depuis quand es-tu hanté par ces formes
mêlant le métal et l’anatomie
tu t’agaces tu ouvres la fenêtre
tu t’assieds en bas dos contre le vide
tes pieds son bien tournés vers l’intérieur
soudain ils se dégagent des pantoufles
qui restent là dans le sens de la vie
alors que tu bascules vers le ciel
mais ce n’est qu’un trou avec trop d’en-bas
le dur le brutal de la terre basse
ton crâne fêlé tes os éclatés
tu n’es plus qu’un tas de mauvaise viande
un épouvantail contre le suicide
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tu as voulu démaquiller la mort
pour cela commencer par une image
tas de viscères en fleurs sur la poitrine
la tête au-dessus de la floraison
toute ahurie d’être restée intacte
plus bas trous dans la chair et os cassés
la bouche de la mort entre les jambes
plus loin tombé du dos un bout de chair
on en devine le gélatineux
et la fermentation bien avancée
ce que voient les yeux n’est que dans les yeux
disais-tu en te moquant de toi-même
on a le dégoulis mais pas l’odeur
cette fumée n’appartient qu’au cercueil
aucun moyen de la représenter
sauf à créer la charogne mentale
mais pas de mots assez avariés
pour singer justement la pourriture
il ne reste qu’à contempler l’image
se demander si la prémonition
dicta ceci sans écarter le saut
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combien de secondes dura ta chute
que peut-on penser en si peu de temps
quel mot fusa quand ton corps éclata
rien ne peut apaiser le survivant
il fantasme le choc le dernier cri
il veut en finir enfin oublier
il sait l’affreux fracas puis le silence
il a refermé la fenêtre et vu
vu la hauteur éprouvé le vertige
contemplé tes savates à contre-mort
puisque tournées dans le sens de la vie
que faire maintenant de l’abandon
peinture et amitié le même sort
pas question pour moi de ton héritage
j’attends ton signe depuis l’au-delà
impensable qu’il ne survienne pas
ce que tu fus engage qui tu es
la lumière est douce dans l’atelier
propice à l’arrivée de ton message
il faut en finir avec l’impensable
ce que la langue évite de nommer
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toujours surpris qu’on répare les morts
nul ne les voit pourtant dans leur cercueil
tu as échappé à l’exposition
nous n’avons rien vu d’autre que ta boîte
rien n’indiquait ce qu’elle contenait
tes restes bien sûr mais sous quelle forme
un tas viandeux du déchet de cadavre
ou ton vrai corps tout reconstitué
le bois verni plaidait pour l’illusion
aucun besoin d’y soigner l’invisible
je pensais à ton goût pour les rouages
les greffes d’organe et de mécanique
ces corps conçus pour braver l’entropie
toi maintenant devenu mystérieux
en attendant d’être mis dans ta tombe
pourquoi croiser des questions inutiles
quand il est très clair que les jeux sont faits
le curé semblait s’agiter ailleurs
et balançait en vain son goupillon
il n’aspergeait que notre désespoir
de devoir taire ici notre révolte
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as-tu économisé l’agonie
on a dit de toi tué sur le coup
ce cou qui tue et que n’exprime pas
l’éclair intérieur qui ferait la somme
à quoi bon vouloir penser l’impensable
pourrait-il au moins dévier la perte
chasser un peu les images mauvaises
celle surtout du crâne qui éclate
celle du corps devenu tas sanglant
toujours cela fait la scie dans la tête
tantôt comme pour repousser l’horreur
tantôt pour en exciter la présence
je vois monter une fumée pensive
elle cherche à noyer l’ultime image
celle qui n’existe pas mais le voudrait
la dernière telle qu’on l’imagine
dans le désir d’être là jusqu’au bout
tout cela n’est que pauvre excitation
avant le retrait dans la solitude
les amis parfois portent le cercueil
nul ne les invite à creuser la tombe
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comment cesser de voir ce qu’on a vu
la peau qui s’affaisse la chair qui coule
souvent cela nous occupe la tête
était-ce dans un livre ou dans un film
on distingue bien la peau du cadavre
les grosses gouttes la sueur de sang
nul ne t’a vu plonger de ta fenêtre
pas de témoin pas de choc partagé
aucun de tes amis n’aime en parler
ils ont tous peur de ton mauvais exemple
qui d’entre nous alla te reconnaître
personne ici n’a envie de savoir
nous craignons tous une image précise
car il faudrait avaler son abîme
sauter en dehors puis tomber dedans
de nos illusions il ne reste rien
l’air de nos pensées s’en va en fumée
les mots tombent derrière ce rideau
ils ont fini de branler dans nos bouches
trop cariés pour être réparés
après avoir mâché du souvenir
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la mort a fait de toi un tas informe
une atroce bouillie sur un trottoir
je n’ai rien vu et ne cesse de voir
un an jour pour jour après Unica
je ne sais combien après Réquichot
dont tu admirais l’oeuvre et la conduite
ni combien avant Deleuze et Vuarnet
ces noms triste couronne mortuaire
non pour bâtir macabre compagnie
mais pour recouvrir la chose sanglante
qui toujours fermement dans ma pensée
il faudrait que le nom soit comme un os
un fétiche suspendu dans la tête
et non ce clou qui met à vif la plaie
avec des défécations de douleur
la vue du cercueil n’a rien apaisé
il dissimulait l’état du cadavre
tel qu’apprêté pour le dernier voyage
le voir aurait pu tuer les images
de chairs broyées ou mâchées par le choc
de cerveau coulant du crâne cassé
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quelle intention derrière ce tableau
pas souvenir d’un sourire ironique
quand tu me fis tout à coup ce cadeau
il ne ressemblait à aucun autre
ce que je fis peut-être remarquer
pas sûr que je l’ai vraiment regardé
ni ce soir là ni les années suivantes
je redoutais son explosion charnelle
dans un flou de formes et de couleurs
je savais sans savoir que je savais
j’évitais ces poumons mis en panache
ce tas de tripaille jailli du ventre
le trou creusé au profond de la cuisse
les bras les mains noyés dans un magma
le profil dirait-on fut écrasé
tête plantée sur désastre organique
mon regard a peur de ses découvertes
il avance recule et se détourne
craignant d’apercevoir l’image vraie
celle qui fut ici vécue d’avance
dans le présent sans bords de la vision
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ce trou dans le dos ces flancs déchirés
ces masses sanieuses pleines de sang
le bassin broyé par je ne sais quoi
on sent que souffle ici une épouvante
mais à qui ce corps noyé dans l’espace
il fut jeté là après le supplice
vague espoir de découvrir par ici
l’acte risqué d’une conjuration
mais rien ne peut changer l’irréversible
et ta mort en est la confirmation
son manque garde en vie le disparu
il respire de me couper le souffle
il est là soudain de n’être plus là
brusque violence et seulement intime
pas même alors une image présente
pourtant quelque chose est venu en tête
a serré la gorge et saisi le cœur
puis tout se retire à perte de souffle
comme lentement arraché au corps
le visiteur reste dans les parages
puis s’écarte comme on ferme les yeux
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dans quel avant demeurent les images
ce qu’elles représentent est leur présent
l’acte inscrit est à jamais immobile
la violence y est sans réalité
mais le regard recharge l’explosion
en repoussant qu’elle est imaginaire
alors fermer les yeux et méditer
son visage apparaît puis disparaît
et le trottoir qui va le fracasser
le temps n’a rien calmé dès que la tête
tente encore d’apercevoir la chute
une illusion est toujours au travail
non pas question de renverser le temps
la chose en cours ne trouve pas de mots
il doit s’agir de partager ta fin
pour que l’empreinte en couvre tout le reste
et ne laisse en vue que le nerf amical
image et souvenir sont incomplets
la main et le sourire ont disparu
la voix aussi qui pénétrait le corps
même admirée l’œuvre ne suffit pas
Tombeau de Lunven
Edition de l’Ariane (Nice), 2004
Du même auteur :
« Et maintenant que faire avec le rien… » (26/01/2014)
A vif enfin la nuit (26/01/2015)
« un jour / la bouche est devenue obscure… » (27/01/2016)
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