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Le bar à poèmes
26 janvier 2021

Aimé Césaire (1913 – 2008) : Batouque

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Batouque

 

 

Les rizières de mégots de crachat sur l'étrange sommation

de ma simplicité se tatouent de pitons.

Les mots perforés dans ma salive resurgissent en villes

d'écluse ouverte, plus pâle sur les faubourgs

O les villes transparentes montées sur yaks

sang lent pissant aux feuilles de filigrane le dernier sou­venir

le boulevard comète meurtrie brusque oiseau traversé

se frappe en plein ciel

noyé de flèches

C'est la nuit comme je l'aime très creuse et très nulle

 éventail de doigts de boussole effondrés au rire blanc des sommeils. 

 

batouque

quand le monde sera nu et roux

comme une matrice calcinée par les grands soleils de l'amour

batouque

quand le monde sera sans enquête

un cœur merveilleux où s'imprime le décor

des regards brisés en éclats

pour la première fois

quand les attirances prendront au piège les étoiles

quand l'amour et la mort seront

un même serpent corail ressoudé autour d'un bras sans joyau

sans suie

sans défense

batouque du fleuve grossi de larmes de crocodiles et de fouets à la dérive

batouque de l'arbre aux serpents des danseurs de la prairie

des roses de Pennsylvanie regardent aux yeux au nez aux oreilles

aux fenêtres de la tête sciée

du supplicié

batouque de la femme aux bras de mer aux cheveux de source sous-marine

la rigidité cadavérique transforme les corps

en larmes d'acier,

tous les phasmes feuillus font une mer de youcas bleus et de radeaux

tous les fantasmes névrotiques ont pris le mors aux dents

batouque

quand le monde sera, d'abstraction séduite,

de pousses de sel gemme

les jardins de la mer

pour la première et la dernière fois

un mât de caravelle oubliée flambe amandier du naufrage

un cocotier un baobab une feuille de papier

un rejet de pourvoi

batouque

quand le monde sera une mine à ciel découvert

quand le monde sera du haut de la passerelle

mon désir

ton désir

conjugués en un saut dans le vide respiré

à l'auvent de nos yeux déferlent

toutes les poussières de soleils peuplées de parachutes

d'incendies volontaires d'oriflammes de blé rouge

batouque des yeux pourris

batouque des yeux de  mélasse

batouque de mer dolente encroûtée d'îles

le Congo est un saut de soleil levant au bout d'un fil

un seau de villes saignantes

une touffe de citronnelle dans la nuit forcée

batouque

 quand le monde sera une tour de silence

où nous serons la proie et le vautour

toutes les pluies de perroquets

toutes les démissions de chinchillas

batouque de trompes cassées de paupière d'huile de plu­viers virulents

batouque de la pluie tuée fendue finement d'oreilles rougies

purulence et vigilance

 

ayant violé jusqu'à la transparence le sexe étroit du cré­puscule

le grand nègre du matin

jusqu'au fond de la mer de pierre éclatée

attente les fruits de faim des villes nouées

batouque

Oh ! sur l'intime vide

 — giclant giclé —

jusqu'à la rage du site

les injonctions d'un sang sévère ! 

 

Et le navire survola le cratère aux portes mêmes de l'heure labourée d'aigles

le navire marcha à bottes calmes d'étoiles filantes

à bottes fauves de wharfs coupés et de panoplies

et le navire lâcha une bordée de souris

de télégrammes de cauris de houris

un danseur wolof faisait des pointes et des signaux

à la pointe du mât le plus élevé

toute la nuit on le vit danser chargé d'amulettes et d'alcool

bondissant à la hauteur des étoiles grasses

une armée de corbeaux

une armée de couteaux

une armée de paraboles

 et le navire cambré lâcha une armée de chevaux

À minuit la terre s'engagea dans le chenal du cratère

 et le vent de diamants tendu de soutanes rouges

hors l'oubli

souffla des sabots de cheval chantant l'aventure de la mort à voix de lait

sur les jardins de l'arc-en-ciel, planté de caroubiers 

 

batouque

quand le monde sera un vivier où je pécherai mes yeux à la ligne de tes yeux

batouque

quand le monde sera le latex au long cours des chairs de sommeil bu

batouque

 batouque de houles et de hoquets

batouque de sanglots ricanés

batouque de buffles effarouchés

batouque de défis de guêpiers carminés

dans la maraude du feu et du ciel en fumée

batouque des mains

batouque des seins

batouque des sept péchés décapités

batouque du sexe au baiser d'oiseau à la fuite de poisson

batouque de princesse noire en diadème de soleil fondant

batouque de la princesse tisonnant mille gardiens inconnus

mille jardins oubliés sous le sable et l'arc-en-ciel

batouque de la princesse aux cuisses de Congo

de Bornéo

de Casamance 

 

batouque de nuit sans noyau

de nuit sans lèvres

cravatée du jet de ma galère sans nom

de mon oiseau de boomerang

j'ai lancé mon œil dans le roulis dans la Guinée du déses­poir et de la mort

tout l'étrange se fige île de Pâques, île de Pâques

tout l'étrange coupé des cavaleries de l'ombre

un ruisseau d'eau fraîche coule dans ma main sargasse de cris fondus

Et le navire dévêtu creusa dans la cervelle des nuits têtues

mon exil-minaret-soif-des-branches

batouque

Les courants roulèrent des touffes de sabres d'argent

et de cuillers à nausée

et le vent troué des doigts du SOLEIL

tondit de feu l'aisselle des îles à cheveux d'écumes

batouque de terres enceintes

batouque de mer murée

batouque de bourgs bossus de pieds pourris de morts épelées dans le désespoir

     sans prix du souvenir

Basse-Pointe, Diamant, Tartane, et Caravelle

sekels d'or, rabots de flottaisons assaillis de gerbes et de nielles

cervelles tristes rampées d'orgasmes

tatous fumeux

O les kroumens amuseurs de ma barre !

le soleil a sauté des grandes poches marsupiales de la mer sans lucarne

en pleine algèbre de faux cheveux et de rails sans tram­way ;

batouque, les rivières lézardent dans le heaume délacé des ravins

les cannes chavirent aux roulis de la terre en crue de bosses de chamelle

les anses défoncent de lumières irresponsables les vessies sans reflux de la

     pierre

 

soleil, aux gorges !

noir hurleur, noir boucher, noir corsaire batouque déployé d'épices et de

     mouches

Endormi troupeau de cavales sous la touffe de bambous

saigne, saigne troupeau de carambas.

Assassin je t'acquitte au nom du viol.

Je t'acquitte au nom du Saint-Esprit

Je t'acquitte de mes mains de salamandre.

Le jour passera comme une vague avec les villes en ban­doulière

dans sa besace de coquillages gonflés de poudre

Soleil, soleil, roux serpentaire accoudé à mes transes

de marais en travail

le fleuve de couleuvres que j'appelle mes veines

 Le fleuve de créneaux que j'appelle mon sang

le fleuve de sagaies que les hommes appellent mon visage

le fleuve à pied autour du monde

frappera le roc artésien d'un cent d'étoiles à mousson.

 

Liberté mon seul pirate, eau de l'an neuf ma seule soif

amour mon seul sampang

nous coulerons nos doigts de rire et de gourde

entre les dents glacées de la Belle-au-bois-dormant.

 

Les Armes miraculeuses

Editions Gallimard, 1946

Du même auteur :

 « Je retrouverais le secret des grandes communications… » (25/01/2014)

En guise de manifeste littéraire (25/01/2015)

Et les chiens se taisaient (26/01/2016)

Fragments d’un poème (26/01/2017)

Soleil serpent… » (26/01/2018)

A l’Afrique (26/01/2019)

Configurations (26/01/2020)

Idylle (26/01/2022)

Corps perdu (26/01/2023)

Rocher de la femme endormie (07/02/2024)

 

 

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