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Le bar à poèmes
15 janvier 2021

Philippe Soupault (1897 – 1990) : Message de l’île déserte (1942 -1944)

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Message de l’île déserte

1942-1944

 

Jours de pluie jours de sang

la pluie tombe et sème la boue goutte à goutte

j’attends que le vent se taise et que la mer se calme

car j’entends encore tous les bruits échos des échos

les grands murmures et toutes les cloches

et je me tais il est temps de me taire j’ai tort de me taire

l’océan autour de moi est rouge

la grande marée qui apporte l’écume

les odeurs de pourriture et de souffrance

les épaves des naufragés d’hier les os blancs les os gris

donnent aux lèvres le goût du sel qui brûle les yeux et les plaies

pousse devant elle de grosses méduses impatientes opaques et violettes comme

     des fleurs

qui tournent en grimaçant le sourire aux lèvres 

je les reconnais je les nomme je les dénonce je les insulte

je suis seul sur cette île que j’ai découverte

un jour de tempête et de dégout

j’ai froid la nuit s’approche aussi lente que la mort

tous les cris que je ne voulais plus entendre

tous les hurlements qui précèdent le soir et son silence obligatoire

viennent m’annoncer que je n’ai plus de temps à perdre

je m’approche du rivage

un soir comme un autre soir

et je crie devant l’océan tout rouge

où flottent encore toutes les têtes des condamnés

tous les yeux des suppliciés et les mains coupées

toutes les âmes de ceux qui ont disparu sans laisser de traces

 

Je suis seul cependant

je tourne la tête et les fantômes m’appellent

je suis seul dans ce domaine abandonné

et je reprends la route qui conduit au remords

Tous ceux qui m’attendaient sont partis

et je les ai quittés pour ne jamais les revoir

pour ne pas me savoir plus las encore qu’eux-mêmes

plus décidé à me taire à ne pas les éveiller

de leur sommeil des nuits sans rêves

J’ai vu le souvenir de leurs yeux et l’odeur de leurs mains

me prenait à la gorge sans pitié sans tendresse

alors que dans l’ombre nous guettaient

les faces pâles des spectateurs éternels

quand la foule des voyous aboyait

à l’heure où la destinée n’est qu’une aurore

et quand la confiance se dissipe dans le brouillard

quand la fumée née de partout s’empare du monde

où l’on ne respire plus qu’avec peine en haletant

les larmes aux yeux et les dents serrées

Je n’appelle pas même un nom très doux

même une syllabe qui est la tendresse et la vie

ne suffirait pas à vaincre l’ombre qui s’approche

à pas de loup comme celui qui veut tuer encore

 

 

 

La mort rôde sur la plage de cendre

blanche et gonflée de la fumée du souvenir

Elle fait des signes elle s’incline elle guette

elle se  redresse et sans un mot propose

l’éternité et l’oubli le néant

elle vend elle marchande elle promet

Et je reconnais sa démarche ses manières sa solitude

Elle ouvre les bras elle accueille elle fuit

 

 

 

 

Je m’éloigne du tintamarre et de la foule que mène l’océan

je remonte ce fleuve qui serpente dans le brouillard

errant pèlerin mains vides et yeux hagards

je retrouve des marques de pas et refuse

de reconnaître les empreintes de celui que je fus

les arbres ont des allures de bandits

les hautes herbes tremblent autour de moi

Les odeurs douces et les craquements des branches

m’avertissent des présences d’insectes

des vers qui grouillent de tout le remue-ménage de ceux qui vivent dans la

     boue

les vieux crapauds toujours égaux à eux-mêmes

de la marmaille des grenouilles qui répètent leurs deux mots

et des visqueux sans nom qui se nourrissent d’ordure

Je m’arrête assis au bord du sentier que j’ai tracé

celui d’un loup solitaire que pousse la faim

et je veux mesurer cette trace que je veux oublier comme toujours

Je réclame le silence en vain la nuit est lente

il pleut grosses gouttes froides qui tombent

faisant un bruit d’hommes

pour la fête du marécage qui s’étale grandit et m’entoure

musique de l’eau croupie gargouillements moroses

dans l’herbe sale et la terre molle comme une maladie

vieille pourriture rajeunie où je n’ose plus poser le pied

fièvre qui monte en bourdonnant des flaques où crèvent les bulles

et qui annonce le règne du délire ou de la servitude

 

Sourd aveugle muet je me bouche le nez

et marche et marche éclaboussant m’éclaboussant

pour atteindre ce morceau de terre sèche

loin du passage des fauves assoiffés d’eau sanglante

Je porte mon angoisse comme une enfant affamée

et je pose mes pieds sur cet îlot que cerne le vertige

le vent a beau siffler pour rappeler les cris

les derniers soupirs les râles les agonies

les vagues montent à l’assaut des plages vides

et jettent à mes pieds tout ce que je voudrais oublier

tout ce que je ne peux oublier et qu’on oublie

J’étends les bras et le vacarme recommence

prophète des malheurs échos du passé

qui se tourne vers le ciel gris comme l’oubli et les perles

les oiseaux les derniers vagabonds passent

avant leur fuite et annoncent l’hiver et l’indifférence

Je crie encore et personne ne répond

J’espère des lueurs à l’horizon je m’agite

je suis décidé à courir à hurler à tendre la main

l’océan est encore rouge et la boue tombe encore

J’ai vu le feu de l’horizon dévorer des jours et des nuits

et entendu cette fête de la terreur et de l’angoisse

les musiques d’enterrement les mugissements

alors qu’il n’ y a plus rien à entendre

J’ai espéré alors que la mort était la seule espérance

et qu’on voulait en finir une bonne fois

j’ai bravé l’assurance souri devant les visages

de ceux qui ne me reconnaissaient pas

Je ferme les yeux un instant pour ne pas voir le cuivre et le sang

qui couvrent l’océan  et brillent à la lumière du couchant

et je parcours les chemins de la mémoire

l’allée des souvenirs est celle d’un cimetière

vaste comme ma vie sans murs sans frontières

Je m’arrête à chaque carrefour

où m’attend un ami qui ne sait plus mon nom

l’eau qui dort tout autour et qui rêve

l’entraîne vers le temps tremblant comme la folie

et m’éloigne de ce qui fut établi il y a des années

Immobile alors que le temps passe et que l’espace fuit

je ne puis fermer les yeux je ne puis boucher mes oreilles

me couper les mains le nez la langue je crie

toujours en vain de la fumée du vent un cri

bouche ouverte et muette gestes de branches mortes

Car là-bas groupés comme des nuages

ceux qui  veulent ce que je fuis ceux qui demandent

et exigent  le pardon leur part leur dû

hurlent comme quatre mille et un million de sourds

les voraces qui tremblent encore de peur mais que dévore la faim

ceux qui veulent profiter du moment opportun

et lèvent les bras vers un ciel de cendres vers les astres fous

vers le soleil qui est né d’une mare de sang

murmurent et proposent et jurent et affirment

Sauterelles qui protestent dans le tumulte

foule à la foire qui couvre jusqu’au bruit du tonnerre

on ne distingue qu’à peine les éclairs couleurs de lilas

les opales qui éclatent en déchirant le ciel

quand les draperies noires tombent sur les mourants

avant même qu’ils aient poussé leur dernier soupir

l’orage des quarante mille nuits et des quarante mille jours

pas même les désespoirs des inconsolés

ni le bruit de la haine qui siffle comme un lance-flammes

lorsque s’approchent les vautours couverts de vermines

fantômes des vivants héros des crépuscules

 

Message de l’île déserte

Stols éditeur, La Haye (Pays-Bas), 1947

Du même auteur :

Georgia (16/01/2014)

Est-ce le vent (16/01/2015)  

Westwego (16/01/2016)

« Est-ce le soleil qui se couche… » (16/01/2017)

Il y a un océan (16/01/2018)

« Rien que cette lumière ... »  (16/01/2019)

Rien (16/01/2020)

« La nuit est devant moi... » (15/01/2022)

... Et le reste (16/01/2023)

Les amis de Prague (16/012024)

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