Bilhana (XI ème siècle) : Le chant du voleur d'amour
Encore aujourd’hui
Je songe à elle,
Eblouissante avec ses guirlandes de fleurs de campaka (*)
Son visage pareil au lotus épanoui,
A sa taille, une tendre ligne de duvet,
Le corps frémissant de désir au sortir du sommeil –
Ma bien-aimée –
Sortilège
Dont, par ma folie,
J’ai été dépossédé !
*
Encore aujourd’hui
Il me souvient
Du visage de ma bien-aimée :
Les anneaux d’or à ses oreilles frôlaient ses joues,
Tant était grande, dans l’amour, son ardeur
A inverser les rôles
Et, au rythme de ses mouvements,
Telles des perles à foison,
De larges gouttes de sueur constellaient sa peau.
*
Encore aujourd’hui
Si je revoyais
Ma bien-aimée
Au visage semblable à la lune en son plein,
Riche de sa jeunesse fraîche éclose,
Aux seins gonflés,
A l’éclatante beauté,
Au corps torturé par la saveur de l’amour,
Ce corps,
Je saurais aussitôt comment le rafraîchir !
*
Encore aujourd’hui,
De même que sur l’enseignement d’un maître,
Sur elle médite mon esprit :
Sa noire chevelure ondulée et soyeuse,
Ses longs yeux pareils aux pétales d’un lotus épanoui,
Ses seins ronds et hauts, fermes et pleins.
*
Encore aujourd’hui,
Il me souvient intensément
Du visage de ma bien-aimée
Dans l’extase du plaisir,
Les prunelles frémissantes dans les yeux qui se ferment,
Le rayonnement de la chair que les soupirs aussitôt
Affadissent,
Les gouttes de sueur sur la peau moite.
*
Encore aujourd’hui,
Je vois
Ses hanches dévêtues
Et le trouble de son corps
Qu’égare la saveur même de la crainte,
Quand, d’une main cachant son secret,
De l’autre elle attire mes doigts dans le creux de sa taille
*
Encore aujourd’hui,
Je la vois
Qui contemple en secret
Le miroir où se réfléchit mon image,
Comme je me tiens dans son dos,
Tremblante et troublée,
Timide dans sa langueur,
Passionnée et pleine de grâce.
*
Encore aujourd’hui,
Je vois
Ses beaux yeux animés et inquiets,
Quand, d’un lotus arraché à notre lit d’amour,
Elle chassait l’abeille venue près de sa bouche,
Enivrée par sa riche senteur parfumée.
*
Encore aujourd’hui,
Je la vois
Qui erre
Ici et là,
Devant, derrière,
Dehors, dedans,
En tous lieux,
Son visage pareil au lotus épanoui,
Promenant de tous côtés ses beaux yeux.
(*) : arbuste de la famille du gingembre, à fleurs odorantes
Traduit du sanskrit par Amina Okada
In, Bilhana : « Poèmes d’un voleur d’amour »
Editions Gallimard (Connaissance de l’Orient), 1989
Le chant du voleur d’amour
I
Aujourd’hui encore je pense à elle – au moment où elle surgit du sommeil,
les membres alanguis par la lutte d’amour, semblable à une tige dorée de
champaka, avec sa bouche de lotus rouge et l’ombre de son léger duvet – je
pense à elle comme à une science perdue sans l’ivresse
II
Aujourd’hui encore si je l’imagine, ma bien aimée dorée au visage de lune,
dans la joie de sa première jeunesse, avec ses seins fermes et son corps pâmé
sous les flèches d’amour, voilà que d’un coup je sens se glacer de nouveau mes
membres.
III
Aujourd’hui encore si je la revoyais avec ses grands yeux de lotus bleu,
accablée sous le poids de ses seins gonflés, je l’étreindrais de mes bras, je
boirais avec ivresse sa bouche, comme l’abeille insatiable suce la fleur du
lotus.
IV
Aujourd’hui encore je la revois, les membres détendus dans l’abattement du
plaisir, ses boucles tombant du front sur ses joues pâles, m’enlaçant le cou,
comme pour cacher sa faute furtive, de ses souples bras de liane.
V
Aujourd’hui encore je me rappelle comme, languissante et lasse le matin qui
suivait la veille d’amour, penchant par pudeur le visage et les tremblantes
étoiles de ses grands yeux, elle se retournait comme un cygne royal sur le lac
de joie fleuri de lotus.
VI
Aujourd’hui encore si je la revoyais, avec ses grands yeux allongés presque
jusqu’aux oreilles, avec ses membres délicats que brûle la fièvre de la longue
séparation, je serrerais violemment son corps entre mes bras, je n’en
détacherais plus les yeux, je ne la quitterais jamais plus.
VII
Aujourd’hui encore je la revois, menant la danse d’amour, le visage
rayonnant comme la lune pleine, son corps gracile secoué par la volupté,
pliant sous le poids des seins et des larges reins et couvert d’une abondante
chevelure ondoyante.
VIII
Aujourd’hui encore je me la rappelle sur le lit, embaumée de pâte de santal
mêlé au musc odorant, avec ses beaux yeux, gais comme un couple de
bergeronnettes qui se baisent l’une l’autre du bec.
IX
Aujourd’hui encore je me la rappelle toute vermeille de volupté, son corps
flexible, ses mouvements gracieux, ses grands yeux palpitants, ses membres
fleurant le musc et les parfums de Cachemire, sa bouche parfumée de bétel et
de camphre.
X
Aujourd’hui encore je me rappelle le visage doré de l’aimée luisant de
gouttes de sueur, et les yeux tremblants de fatigue voluptueuse, semblable
au disque lumineux de la lune après l’éclipse.
XI
Aujourd’hui encore j’ai l’esprit bouleversé au souvenir de cette nuit où me
détachant en colère de la fille du roi, je lui murmurai à l’oreille sous sa délicate
chevelure : Vis heureuse
XII
Aujourd’hui encore je me rappelle les boucles d’oreilles d’or pendantes sur
les joues de l’aimée penchée, renversée sur moi, haletante, agitée, toute
couverte de gouttes de sueur comme de perles luisantes.
XIII
Aujourd’hui encore je me rappelle ses aimables mouvements et le
frémissement de ses membres dans le frisson de la volupté, et le beau sein qui
glissait de la robe dénouée, et les lèvres marquées des morsures de mes dents.
XIV
Aujourd’hui encore je me rappelle mon aimée à l’allure languissante de
cygne, ses mains roses comme de frais boutons d’asoka, les boutons de ses
seins baisés par le collier de perles et ses joues pâles animées de la joie du
rire intérieur.
XV
Aujourd’hui encore je revois les marques des ongles sillonnant ses grandes
et fortes cuisses enduites de santal, et sa robe splendide à boucles d’or qu’elle
soutenait, en se levant, d’une main pudique.
XVI
Aujourd’hui encore solitaire et délaissé, je revois les beaux yeux cernés de
kohl, l’abondante chevelure entrelacée de fleurs, les dents pareilles à des
guirlandes de perles enluminées et les bracelets resplendissants
XVII
Aujourd’hui encore, solitaire et délaissé, je revois les tresses épaisses
rebelles aux nœuds, les fleurs éparses sur elle, les lèvres riantes et douces
comme le miel, les seins gonflés baisés par le collier de perles et le regard
qui tremble.
XVIII
Aujourd’hui encore je repense à elle quand, dans la blancheur des salles
illuminées par les lampes nocturnes, semblables à des guirlandes de perles
éblouissantes, elle se levait en murmurant : J’ai sommeil – le visage tourné
vers moi et les yeux troublés de pudeur et de crainte.
XIX
Aujourd’hui encore je me souviens de son corps brûlé par le feu de la
séparation, de sa pudeur pleine de modestie, de ses grands yeux d’antilope, de
ce vase unique de volupté, de la variété de ses parures et de ses dents si belles.
XX
Aujourd’hui encore je me la rappelle, mon aimée blessée par les flèches
fleuries de l’amour, la première entre toutes les amantes, sans égale pour
la beauté de ses membres, et calice exquis de la liqueur qui jaillit du jeu
d’amour
XXI
Aujourd’hui encore, je ne l’oublie pas un instant, celle qui m’est plus
chère que la vie, l’enfant soumise qui s’avançait embarrassée comme dans
une robe humide, le corps consumé par le feu du très puissant amour.
XXII
Aujourd’hui encore si je repense à cette fille de roi, la plus belle entre les
belles, vase unique d’amour, alors mon Dieu, je ne puis plus supporter d’être
séparé de cette tendre enfant.
XXIII
Aujourd’hui encore je me rappelle l’aimée douce et riante, courbée par le
poids du sein, une guirlande de perles sur la blancheur de son cou, entrant dans
l’asile de la volupté, avec le drapeau fleuri d’amour.
XXIV
Aujourd’hui encore j’entends sa voix, languide et lasse d’amour, murmurant
cent paroles d’amour joyeuses er de confuses plaintes lascives, délicieuse dans
son balbutiement.
XXV
Aujourd’hui encore sur le point de passer à une autre vie, je pense encore
avec joie à elle lorsque, les yeux demi-clos par la veille voluptueuse, les voiles
et les tresses dénoués sur ses beaux membres, elle apparaissait, cygne
languissant sur un lac d’amour semé de lotus.
XXVI
Aujourd’hui encore à la fin de ma journée, si je revoyais ma bien-aimée aux
yeux d’antilope et aux seins gonflés, alors je ne penserais plus au ciel ni à la
félicité des rois.
XXVII
Aujourd’hui encore, si mon esprit oublie les dieux pour s’attacher à cette
merveilleuse enfant, qu’y puis-je ? J’ai beau me savoir à l’approche de la mort,
elle est mon aimée, ô vous qui me comprenez, elle est mon amour.
XXVIII
Aujourd’hui encore je pense que mon aimée, entendant annoncer mon
supplice parmi la foule, va courir à moi avec des yeux craintifs comme ceux
d’une timide gazelle, sources de larmes tremblantes, avec le visage courbé sous
le poids du chagrin.
XXIX
Aujourd’hui encore quand je me rappelle sa belle bouche, amère comme le
poison au moment de la séparation, baignée d’immortelle ambroisie dans
l’intimité de l’union, ranimatrice de ma vie lors de l’abattement final de
l’amour, que m’importent alors Brahma, Visnu et Civa ?
XXX
Aujourd’hui encore je crois n’avoir jamais vu en regardant dans le monde,
pourtant si riche en femmes, une bouche d’une aussi éclatante beauté que celle
de mon aimée, victorieuse en charmes de la lune et de l’amour.
XXXI
Aujourd’hui encore mon âme frémit et ne peut dire tout ce qu’elle fit pour
moi quand dans le palais royal je fus arrêté et jeté dehors par les horribles
sbires, pareils à des satellites de la mort.
XXXII
Aujourd’hui encore et depuis ce moment c’est nuit et jour que souffre mon
cœur, car je ne peux plus voir ma tant aimée, au visage splendide comme la
lune pleine, fière de ses blessures d’amour, surpassant en grâce l’épouse même
de l’Amour.
XXXIII
Aujourd’hui encore j’ai beau être sur le point de passer à une autre vie, j’ai
l’esprit agité et bouleversé en repensant à la jeune fille dont aucun autre ne
cueille la belle fleur de jeunesse, l’espérance de ma vie.
XXXIV
Aujourd’hui encore j’ai l’esprit bouleversé au son des bracelets secoués par
ses tendres bras, à l’odeur suave de sa bouche qui attirait autour des joues des
nuées d’abeilles bourdonnantes comme pour sucer une fleur de lotus.
XXXV
Aujourd’hui encore je me rappelle comme elle veillait attentivement, se
défendait et en frissonnant se refusait lorsque moi, ivre de boire à ses lèvres,
j’enfonçait mes ongles dans les globes de ses seins.
XXXVI
Aujourd’hui encore je me rappelle comme elle voulait alors s’éloigner sans
répondre, sans me payer de retour ; et moi, je l’embrassais, et elle pleurait, et
moi je tombais à ses pieds en disant : Je suis ton esclave, ma toute aimée, aime-
moi.
XXXVII
Aujourd’hui encore mon esprit s’égare : Que deviendrais-je jamais moi sans
elle, même dans sa magnifique demeure, égayée de chants, de jeux et de danses
de jeunes filles ?
XXXVIII
Aujourd’hui encore je ne sais si elle n‘est pas l’épouse de Civa ou la
nymphe d’Indra ou Laksmi de Krisna, ou si elle n’a pas été faite par le
Créateur pour la confusion des trois mondes, ou bien par désir d’admirer
la perle des jeunes filles.
XXXIX
Aujourd’hui encore personne sur la terre ne peut dépeindre celle qui est
mon épouse sans égale ; il pourrait seulement le faire celui qui verrait sa
forme jumelle : mais aucun autre.
XL
Aujourd’hui encore je revois la jeune fille, dans la splendeur de ses seins
fermes et pleins et de toutes les autres beautés d’une vierge de seize ans, je la
revois versant des larmes de colère qui coulaient, mêlées au kohl, jusqu’aux
oreilles
XLI
Aujourd’hui encore si je revoyais mon aimée, semblable à cette lune dorée
et sans tache après la pluie, qui ravit même le cœur des ascètes, et d’autant plus
le nôtre : alors je m’attacherais avec mes baisers à cette bouche qui a la saveur
du nectar, et la séparation ne remplirait plus mon esprit d’angoisse.
XLII
Aujourd’hui encore si je possédais de nouveau cette bouche odorante
comme le pollen du lotus, liquide d’eau de volupté, éteignant l’ardeur du désir,
unique rafraichissement d’amour : pour l’obtenir je donnerais sans hésiter ma
vie.
XLIII
Aujourd’hui encore ce m’est comme un poison dans le cœur de ne pouvoir
même pas décrire son aspect qui dans le monde, pourtant si plein de beautés et
de perfections, n’a pas son pareil.
XLIV
Aujourd’hui encore, hélas, vers mon esprit abattu comme le nénuphar dans
la vase abandonnée par l’eau, elle revient telle qu’un aimable cygne, fendant
des beaux membres de son tendre corps la légère et tremblante onde du
ruisseau de la volupté.
XLV
Aujourd’hui encore je repense à cette princesse, fille d’un puissant seigneur,
quand elle tournait avec langueur ses yeux dans l’ivresse de sa bienheureuse
jeunesse, semblable plutôt à une fille du roi des dieux et des esprits, tombée du
ciel pour faire voir un miracle.
XLVI
Aujourd’hui encore ni nuit ni jour, je n’oublie l’instant où l’aimée à la taille
mince, à la poitrine épaissie par les seins gonflé de nectar, et au corps chargé
d’ornements surgissait du sommeil.
XLVII
Aujourd’hui encore je revois mon aimée aux membres dorés et éclatants,
languissante d’amour et tremblante de pudeur, étourdie et vaincue par les
baisers, s’unissant à moi membres à membres, comme réconfort de ma vie.
XLVIII
Aujourd’hui encore je me la rappelle étroitement enserrée par les nœuds du
plaisir, dans le combat sans armes de la lutte amoureuse, s’enlaçant et se
tordant avec les mains liées, saignant des blessures de mes ongles et des
morsures de mes dents.
XLIX
Aujourd’hui encore privé de l’amour de ma très belle aimée je ne puis plus
vivre même un instant. Puisque donc maintenant la mort est suspendue sur moi,
je prie qu’on hâte la fin de mes souffrances. Frappe.
L
Aujourd’hui encore le Destructeur ne néglige certes pas le poison, la tortue
porte toujours la terre sur son dos, l’océan contient le feu profond indomptable.
Et les hommes de bien maintiennent leurs promesses.
Note de l’éditeur : Cette traduction de Jean Grenier date des années 1923 ou 1924. A cette
époque il étudiait le sanscrit. Ce n’est qu’en 1945 qu’il en accepta la publication dans la revue
des « Cahiers du Sud » sous le pseudonyme de Jean Grimaldi.
Le chant du voleur d’amour
Traduit du sanscrit par Jean Grenier
Editions Calligrammes, 29000 Quimper, 1983