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Le bar à poèmes
6 décembre 2020

Bilhana (XI ème siècle) : Le chant du voleur d'amour

gkk-1-3-illustration-1[1]

 

Encore aujourd’hui

Je songe à elle,

Eblouissante avec ses guirlandes de fleurs de campaka (*)

Son visage pareil au lotus épanoui,

A sa taille, une tendre ligne de duvet,

Le corps frémissant de désir au sortir du sommeil –

Ma bien-aimée –

Sortilège

Dont, par ma folie,

J’ai été dépossédé !

 

*

Encore aujourd’hui

Il me souvient

Du visage de ma bien-aimée :

Les anneaux d’or à ses oreilles frôlaient ses joues,

Tant était grande, dans l’amour, son ardeur

A inverser les rôles

Et, au rythme de ses mouvements,

Telles des perles à foison,

De larges gouttes de sueur constellaient sa peau.

 

*

Encore aujourd’hui

Si je revoyais

Ma bien-aimée

Au visage semblable à la lune en son plein,

Riche de sa jeunesse fraîche éclose,

Aux seins gonflés,

A l’éclatante beauté,

Au corps torturé par la saveur de l’amour,

Ce corps,

Je saurais aussitôt comment le rafraîchir !

 

*

Encore aujourd’hui,

De même que sur l’enseignement d’un maître,

Sur elle médite mon esprit :

Sa noire chevelure ondulée et soyeuse,

Ses longs yeux pareils aux pétales d’un lotus épanoui,

Ses seins ronds et hauts, fermes et pleins.

 

*

Encore aujourd’hui,

Il me souvient intensément

Du visage de ma bien-aimée

Dans l’extase du plaisir,

Les prunelles frémissantes dans les yeux qui se ferment,

Le rayonnement de la chair que les soupirs aussitôt

Affadissent,

Les gouttes de sueur sur la peau moite.

 

*

Encore aujourd’hui,

Je vois

Ses hanches dévêtues

Et le trouble de son corps

Qu’égare la saveur même de la crainte,

Quand, d’une main cachant son secret,

De l’autre elle attire mes doigts dans le creux de sa taille

 

*

Encore aujourd’hui,

Je la vois

Qui contemple en secret

Le miroir où se réfléchit mon image,

Comme je me tiens dans son dos,

Tremblante et troublée,

Timide dans sa langueur,

Passionnée et pleine de grâce.

 

*

Encore aujourd’hui,

Je vois

Ses beaux yeux animés et inquiets,

Quand, d’un lotus arraché à notre lit d’amour,

Elle chassait l’abeille venue près de sa bouche,

Enivrée par sa riche senteur parfumée.

 

*

Encore aujourd’hui,

Je la vois

Qui erre

Ici et là,

Devant, derrière,

Dehors, dedans,

En tous lieux,

Son visage pareil au lotus épanoui,

Promenant de tous côtés ses beaux yeux.

 

(*) : arbuste de la famille du gingembre, à fleurs odorantes

 

 

Traduit du sanskrit par Amina Okada

In, Bilhana : « Poèmes d’un voleur d’amour »

Editions Gallimard (Connaissance de l’Orient), 1989

 

Le chant du voleur d’amour

 

I

     Aujourd’hui encore je pense à elle – au moment où elle surgit du sommeil,

les membres alanguis par la lutte d’amour, semblable à une tige dorée de

champaka, avec sa bouche de lotus rouge et l’ombre de son léger duvet – je

pense à elle comme à une science perdue sans l’ivresse

II

     Aujourd’hui encore si je l’imagine, ma bien aimée dorée au visage de lune,

dans la joie de sa première jeunesse, avec ses seins fermes et son corps pâmé

sous les flèches d’amour, voilà que d’un coup je sens se glacer de nouveau mes

membres.

III

     Aujourd’hui encore si je la revoyais avec ses grands yeux de lotus bleu,

accablée sous le poids de ses seins gonflés, je l’étreindrais de mes bras, je

boirais avec ivresse sa bouche, comme l’abeille insatiable suce la fleur du

lotus.

IV

     Aujourd’hui encore je la revois, les membres détendus dans l’abattement du

plaisir, ses boucles tombant du front sur ses joues pâles, m’enlaçant le cou,

comme pour cacher sa faute furtive, de ses souples bras de liane.

V

     Aujourd’hui encore je me rappelle comme, languissante et lasse le matin qui

suivait la veille d’amour, penchant par pudeur le visage et les tremblantes

étoiles de ses grands yeux, elle se retournait comme un cygne royal sur le lac

de joie fleuri de lotus.

VI

     Aujourd’hui encore si je la revoyais, avec ses grands yeux allongés presque

jusqu’aux oreilles, avec ses membres délicats que brûle la fièvre de la longue

séparation, je serrerais violemment son corps entre mes bras, je n’en

détacherais plus les yeux, je ne la quitterais jamais plus.

VII

     Aujourd’hui encore je la revois, menant la danse d’amour, le visage

rayonnant comme la lune pleine, son corps gracile secoué par la volupté,

pliant sous le poids des seins et des larges reins et couvert d’une abondante

chevelure ondoyante.

VIII

     Aujourd’hui encore je me la rappelle sur le lit, embaumée de pâte de santal

mêlé au musc odorant, avec ses beaux yeux, gais comme un couple de

bergeronnettes qui se baisent l’une l’autre du bec.

IX

     Aujourd’hui encore je me la rappelle toute vermeille de volupté, son corps

flexible, ses mouvements gracieux, ses grands yeux palpitants, ses membres

fleurant le musc et les parfums de Cachemire, sa bouche parfumée de bétel et

de camphre.

X

     Aujourd’hui encore je me rappelle le visage doré de l’aimée luisant de

gouttes de sueur, et les yeux tremblants de fatigue voluptueuse, semblable

au disque lumineux de la lune après l’éclipse.

XI

     Aujourd’hui encore j’ai l’esprit bouleversé au souvenir de cette nuit où me

détachant en colère de la fille du roi, je lui murmurai à l’oreille sous sa délicate

chevelure : Vis heureuse

XII

     Aujourd’hui encore je me rappelle les boucles d’oreilles d’or pendantes sur

les joues de l’aimée penchée, renversée sur moi, haletante, agitée, toute

couverte de gouttes de sueur comme de perles luisantes.

XIII

     Aujourd’hui encore je me rappelle ses aimables mouvements et le

frémissement de ses membres dans le frisson de la volupté, et le beau sein qui

glissait de la robe dénouée, et les lèvres marquées des morsures de mes dents.

XIV

     Aujourd’hui encore je me rappelle mon aimée à l’allure languissante de

cygne, ses mains roses comme de frais boutons d’asoka, les boutons de ses

seins baisés par le collier de perles et ses joues pâles animées de la joie du

rire intérieur.

XV

     Aujourd’hui encore je revois les marques des ongles sillonnant ses grandes

et fortes cuisses enduites de santal, et sa robe splendide à boucles d’or qu’elle

soutenait, en se levant, d’une main pudique.

XVI

     Aujourd’hui encore solitaire et délaissé, je revois les beaux yeux cernés de

kohl, l’abondante chevelure entrelacée de fleurs, les dents pareilles à des

guirlandes de perles enluminées et les bracelets resplendissants

XVII

     Aujourd’hui encore, solitaire et délaissé, je revois les tresses épaisses

rebelles aux nœuds, les fleurs éparses sur elle, les lèvres riantes et douces

comme le miel, les seins gonflés baisés par le collier de perles et le regard

qui tremble.

XVIII

     Aujourd’hui encore je repense à elle quand, dans la blancheur des salles

illuminées par les lampes nocturnes, semblables à des guirlandes de perles

éblouissantes, elle se levait en murmurant : J’ai sommeil – le visage tourné

vers moi et les yeux troublés de pudeur et de crainte.

XIX

     Aujourd’hui encore je me souviens de son corps brûlé par le feu de la

séparation, de sa pudeur pleine de modestie, de ses grands yeux d’antilope, de

ce vase unique de volupté, de la variété de ses parures et de ses dents si belles.

XX

     Aujourd’hui encore je me la rappelle, mon aimée blessée par les flèches

fleuries de l’amour, la première entre toutes les amantes, sans égale pour

la beauté de ses membres, et calice exquis de la liqueur qui jaillit du jeu

d’amour

XXI

     Aujourd’hui encore, je ne l’oublie pas un instant, celle qui m’est plus

chère que la vie, l’enfant soumise qui s’avançait embarrassée comme dans

une robe humide, le corps consumé par le feu du très puissant amour.

XXII

     Aujourd’hui encore si je repense à cette fille de roi, la plus belle entre les

belles, vase unique d’amour, alors mon Dieu, je ne puis plus supporter d’être

séparé de cette tendre enfant.

XXIII

     Aujourd’hui encore je me rappelle l’aimée douce et riante, courbée par le

poids du sein, une guirlande de perles sur la blancheur de son cou, entrant dans

l’asile de la volupté, avec le drapeau fleuri d’amour.

XXIV

     Aujourd’hui encore j’entends sa voix, languide et lasse d’amour, murmurant 

cent paroles d’amour joyeuses er de confuses plaintes lascives, délicieuse dans

son balbutiement.

XXV

     Aujourd’hui encore sur le point de passer à une autre vie, je pense encore

avec joie à elle lorsque, les yeux demi-clos par la veille voluptueuse, les voiles

et les tresses dénoués sur ses beaux membres, elle apparaissait, cygne

languissant sur un lac d’amour semé de lotus.

XXVI

     Aujourd’hui encore à la fin de ma journée, si je revoyais ma bien-aimée aux

yeux d’antilope et aux seins gonflés, alors je ne penserais plus au ciel ni à la

félicité des rois.

XXVII

     Aujourd’hui encore, si mon esprit oublie les dieux pour s’attacher à cette

merveilleuse enfant, qu’y puis-je ? J’ai beau me savoir à l’approche de la mort,

elle est mon aimée, ô vous qui me comprenez, elle est mon amour.

XXVIII

     Aujourd’hui encore je pense que mon aimée, entendant annoncer mon

supplice parmi la foule,  va courir à moi avec des yeux craintifs comme ceux

d’une timide gazelle, sources de larmes tremblantes, avec le visage courbé sous

le poids du chagrin.

XXIX

     Aujourd’hui encore quand je me rappelle sa belle bouche, amère comme le

poison au moment de la séparation, baignée d’immortelle ambroisie dans

l’intimité de l’union, ranimatrice de ma vie lors de l’abattement final de

l’amour, que m’importent alors Brahma, Visnu et Civa ?

XXX

     Aujourd’hui encore je crois n’avoir jamais vu en regardant dans le monde,

pourtant si riche en femmes, une bouche d’une aussi éclatante beauté que celle

de mon aimée, victorieuse en charmes de la lune et de l’amour.

XXXI

     Aujourd’hui encore mon âme frémit et ne peut dire tout ce qu’elle fit pour

moi quand dans le palais royal je fus arrêté et jeté dehors par les horribles

sbires, pareils à des satellites de la mort.

XXXII

     Aujourd’hui encore et depuis ce moment c’est nuit et jour que souffre mon

cœur, car je ne peux plus voir ma tant aimée, au visage splendide comme la

lune pleine, fière de ses blessures d’amour, surpassant en grâce l’épouse même

de l’Amour.

XXXIII

     Aujourd’hui encore j’ai beau être sur le point de passer à une autre vie, j’ai

l’esprit agité et bouleversé en repensant à la jeune fille dont aucun autre ne

cueille la belle fleur de jeunesse, l’espérance de ma vie.

XXXIV

     Aujourd’hui encore j’ai l’esprit bouleversé au son des bracelets secoués par

 ses tendres bras, à l’odeur suave de sa bouche qui attirait autour des joues des

nuées d’abeilles bourdonnantes comme pour sucer une fleur de lotus.

XXXV

     Aujourd’hui encore je me rappelle comme elle veillait attentivement, se

défendait et en frissonnant se refusait lorsque moi, ivre de boire à ses lèvres,

j’enfonçait mes ongles dans les globes de ses seins.

XXXVI

     Aujourd’hui encore je me rappelle comme elle voulait alors s’éloigner sans

répondre, sans me payer de retour ; et moi, je l’embrassais, et elle pleurait, et

moi je tombais à ses pieds en disant : Je suis ton esclave, ma toute aimée, aime-

moi.

XXXVII

     Aujourd’hui encore mon esprit s’égare : Que deviendrais-je jamais moi sans

elle, même dans sa magnifique demeure, égayée de chants, de jeux et de danses

de jeunes filles ?

XXXVIII

     Aujourd’hui encore je ne sais si elle n‘est pas l’épouse de Civa ou la

nymphe d’Indra ou Laksmi de Krisna, ou si elle n’a pas été faite par le

Créateur pour la confusion des trois mondes, ou bien par désir d’admirer

la perle des jeunes filles.

XXXIX

     Aujourd’hui encore personne sur la terre ne peut dépeindre celle qui est

mon épouse sans égale ; il pourrait seulement le faire celui qui verrait sa

forme jumelle : mais aucun autre.

XL

     Aujourd’hui encore je revois la jeune fille, dans la splendeur de ses seins

fermes et pleins et de toutes les autres beautés d’une vierge de seize ans, je la

revois versant des larmes de colère qui coulaient,  mêlées au kohl, jusqu’aux

oreilles

XLI

     Aujourd’hui encore si je revoyais mon aimée, semblable à cette lune dorée

et sans tache après la pluie, qui ravit même le cœur des ascètes, et d’autant plus

le nôtre : alors je m’attacherais avec mes baisers à cette bouche qui a la saveur

du nectar, et la séparation ne remplirait plus mon esprit d’angoisse.

XLII

     Aujourd’hui encore si je possédais de nouveau cette bouche odorante

comme le pollen du lotus, liquide d’eau de volupté, éteignant l’ardeur du désir,

unique rafraichissement d’amour : pour l’obtenir je donnerais sans hésiter ma

vie.

XLIII

     Aujourd’hui encore ce m’est comme un poison dans le cœur de ne pouvoir

même pas décrire son aspect qui dans le monde, pourtant si plein de beautés et

de perfections, n’a pas son pareil.

XLIV

     Aujourd’hui encore, hélas, vers mon esprit abattu comme le nénuphar dans

la vase abandonnée par l’eau, elle revient telle qu’un aimable cygne, fendant

des beaux membres de son tendre corps la légère et tremblante onde du

ruisseau de la volupté.

XLV

     Aujourd’hui encore je repense à cette princesse, fille d’un puissant seigneur,

quand elle tournait avec langueur ses yeux dans l’ivresse de sa bienheureuse

jeunesse, semblable plutôt à une fille du roi des dieux et des esprits, tombée du

ciel pour faire voir un miracle.

XLVI

     Aujourd’hui encore ni nuit ni jour, je n’oublie l’instant où l’aimée à la taille

mince, à la poitrine épaissie par les seins gonflé de nectar, et au corps chargé

d’ornements surgissait du sommeil.

XLVII

     Aujourd’hui encore je revois mon aimée aux membres dorés et éclatants,

languissante d’amour et tremblante de pudeur, étourdie et vaincue par les

baisers, s’unissant à moi membres à membres, comme réconfort de ma vie.

XLVIII

     Aujourd’hui encore je me la rappelle étroitement enserrée par les nœuds du

plaisir, dans le combat sans armes de la lutte amoureuse, s’enlaçant et se

tordant avec les mains liées, saignant des blessures de mes ongles et des

morsures de mes dents.

XLIX

     Aujourd’hui encore privé de l’amour de ma très belle aimée je ne puis plus

vivre même un instant. Puisque donc maintenant la mort est suspendue sur moi,

je prie qu’on hâte la fin de mes souffrances. Frappe.

L

     Aujourd’hui encore le Destructeur ne néglige certes pas le poison, la tortue

porte toujours la terre sur son dos, l’océan contient le feu profond indomptable.

Et les hommes de bien maintiennent leurs promesses.

 

 

Note de l’éditeur : Cette traduction de Jean Grenier date des années 1923 ou 1924. A cette

époque il étudiait le sanscrit. Ce n’est qu’en 1945 qu’il en accepta la publication dans la revue

des « Cahiers du Sud » sous le pseudonyme de Jean Grimaldi.

 

 

Le chant du voleur d’amour

Traduit du sanscrit par Jean Grenier

Editions Calligrammes, 29000 Quimper, 1983  

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