Herberto Helder (1930 -2015) : Elégie multiple (1,3)
Elégie multiple
1
Ta noble tête, comment se déferait-elle en moi, cette
tour éblouie par la chaleur muette des jours,
l’éclat du gel nocturne ? C’est par la tête
que les morts merveilleusement pèsent
sur notre cœur. Ces fleurs intangibles auxquelles
nous tremblons de sourire, les armes
ciselées, le tressaillement des lyres fléchies
sur les fleuves impétueux des choses. Seul l’amour les ouvre,
dévoilant leurs géographie confuse et grave, les sources
sauvages d’où foisonnent les pensées
comme le feuillage illuminé de lointains âges
d’or.
Moi-même je redresse ma tête étroite de vivant,
cherchant à me placer en un point irradiant
de la terre, à regarder devant moi
par toute l’inspiration de mon passé,
à la hauteur des morts, dans l’aire
splendide et vaste
de leur noblesse – à recevoir cette sorte de force
indestructible
qui ceint la tête à la cime des jours sans nombre,
dont les roses boivent le balancement aérien, la bouche
la mystérieuse délicatesse.
Il est des arbres qui entourent les animaux rêveurs, la grande
arche des ères pleines de feux furtifs
liés comme des campanules, et le vouloir obstiné
de l’homme endurant le gel et la brûlure
dans le temps. On chante au bord des fleuves, ou bien on laisse
les mains courir, aveuglées
par leur lumière éblouissante
sur les eaux. Un nom est en suspens
sur les saisons de l’année. Cette tête
des morts – la tête ancienne comme le vert
sur le pierres ou le mouvement
de froides corolles,
cette tête somptueuse nimbée de fines
vipères –
monte de mon cœur jusqu’à ce que ma tête
elle-même soit devenue la possessive, la douce tête
des morts.
3
Un homme traversait la rosée en courant.
La rosée de grand matin.
Il courait la nuit, comme au sein de la joie,
à travers la rosée dormante de la nuit.
Il luisait dans la rosée. Il emportait avec lui une flèche
à travers la rosée, comme si
éperdument
un chasseur dont on ne savait rien l’avait pourchassé.
A travers la rosée.
C’était briller.
Nul animal qui en son poil brillât
ainsi dans la mort,
cinglant les herbes extasiées par une mort
si belle.
Car les herbes ont des paupières ouvertes
sur ces images terriblement pures.
A travers la rosée.
Le jour. La nuit.
Son visage se heurtait aux lampes.
Il se heurtait aux choses communes du matin.
Un homme était prodigieusement poursuivi.
Il puisait sa joie dans la pensée
de la rosée. Il courait.
On dit que les morts respirent par des lumières transmuées.
Que leurs yeux sont aveugles comme le sang.
Celui-ci courait, ombrageux.
Les morts doivent être purs.
On dit qu’ils respirent.
Ils traversent en courant la rosée, puis
s’allongent. Secourables aux vivants.
Ce sont de douces équivalences, des lumières, des idées pures.
La mort, je le vois, c’est comme rompre un mot et passer
- la mort c’est passer, comme en rompant un mot,
à travers la porte,
vers un mot nouveau. Et je vois
le même rythme commun. Comme mort et résurrection
à travers les portes d’autres corps.
Comme une qualité ardente d’une chose vers
autre chose, comme les doigts embrasent
la création tout entière, et la pensée
s’arrête obscurcie
- comme parmi la rosée l’amour est total.
Un homme gisait,
une flèche transperçait sa chimère.
Son eau puisait au fond des âges. Si
mort qu’il était la vie même.
En lui les portes battaient, et il passait
l’enfilade des portes en courant, nuit et jour.
D’un corps l’autre.
Comme pris de joie, il cinglait les yeux des herbes
qui fixent ces choses pures.
C’était renaître.
Traduit du portugais par Magali et Max de Carvalho
in, « Anthologie de la poésie portugaise contemporaine 1935 -2000 »
Editions Gallimard (Poésie), 2003
Du même auteur :
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