Nizar Quabbani (1923 – 1998) / نـزار قـبـّانـي : « Quand je t’ai dit : / « Je t’aime »... »
- 3 -
Quand je t’ai dit :
« Je t’aime »
je savais...
que je menais un coup d’Etat contre les coutumes de la tribu
que je sonnais les cloches du scandale
je voulais prendre le pouvoir
pour rendre les forêts du monde plus feuillues
les mers du monde plus bleues
les enfants du monde plus innocents
je voulais...
mettre fin à l’ère de la barbarie
et tuer le dernier Calife
j’avais l’intention – quand je t’ai aimée –
de briser les portes du harem
de sauver les seins des femmes...
des dents des hommes...
de faire danser gaiement
leurs mamelons dans l’air
comme les pommettes de l’azérolier...
Quand je t’ai dit :
« Je t’aime »
je savais...
que j’inventais un nouvel alphabet
pour une ville qui ne lit pas...
que je chantais ma poésie dans une salle vide
que je servais du vin
à ceux qui ignorent la grâce de l’ivresse.
Quand je t’ai dit :
« Je t’aime »
je savais... que les sauvages me poursuivraient
avec des lances empoisonnées et des flèches
que ma photo...
serait collée sur les murs
que mes empreintes...
seraient diffusées dans tous les commissariats
et que le prix fort serait donné
à celui qui leur apporterait ma tête
afin qu’elle soit exposée à la porte de la ville
... comme une orange palestinienne
quand j’ai écrit ton nom sur des cahiers de roses,
je savais que tous les illettrés s’opposeraient à moi
toute la famille ottomane... contre moi
tous les derviches... et les fez contre moi
tous les chômeurs de l’amour de père en fils... contre moi
et tous les pustuleux du sexe...
contre moi...
Quand j’ai décidé de tuer le dernier Calife
et de proclamer un Etat pour l’Amour
dont tu serais la petite reine...
je savais...
que seuls les oiseaux...
déclaraient la révolution à mes côtés...
- 4 –
Quand Allah a distribué les femmes aux hommes
et t’a donnée à moi...
j’ai senti...
qu’il s’est mis de mon côté ostensiblement
il a contredit tous les livres célestes qu’il a composés
il m’a donné le vin leur a donné le blé
il m’a vêtu de soie et les a vêtus de coton
il m’a offert la rose
et leur a offert la branche...
Quand Allah m’a fait faire ta connaissance...
puis est rentré chez lui
j’ai pensé... à lui écrire une lettre
sur des feuilles bleues
la mettre dans une enveloppe bleue
la laver avec des larmes bleues,
je l’aurais commencée avec ces mots : mon ami.
J’aurais voulu le remercier
parce qu’il t’avait choisie pour moi...
car Allah – à ce qu’on m’a dit –
ne reçoit que les lettres d’amour
et il ne répond qu’à celles-ci...
Quand j’ai reçu ma récompense
et suis revenu te portant dans mes paumes
comme une fleur de magnolia
j’ai embrassé la main d’Allah...
j’ai embrassé la lune et les astres
l’un après l’autre
j’ai embrassé les montagnes... les vallées
les ailes des moulins
embrassé les grands nuages
et ceux qui vont à l’école
j’ai embrassé les îles imprimées sur les cartes
et celles qui sont encore dans la mémoire des cartes
j’ai embrassé les peignes avec lesquels tu te peignerais
les miroirs sur lesquels tu serais dessinée
et toutes les colombes...
qui porteraient sur leurs ailes
la dot de ton mariage.
(Cent lettres d’amour)
Traduit de l’arabe par Saleh Diab
in, « Poésie syrienne contemporaine. Edition bilingue »
Le Castor Astral, éditeur, 2018
Du même auteur :
Mots (31/03/2021)
Au café (31/03/2022)
Leçon d’art plastique (31/03/2023