J’avance lentement
la colère l’allégresse reconnues
jour pour jour et dent pour dent
voici l’heure qui remue
la nuit sonne
ce sont les sabots de ceux qui s’en vont
en mer marteler les vagues du poids de leur corps
de leurs poings de toute leur croyance en la vie
secouer les tiroirs sans fond
leur vérité n’a pas de prix
elle est le rire sans paresse
elle conduit l’audace du monde
elle fait monter à la lumière
les monceaux de lumière
arrachés aux louvoyants baisers du goémon
elle est le chant armé aux franges de lumière
il n’y a qu’un homme pour entendre
au plus fort de la bagarre
tendre cri du nourrisson
l’avenir crier plus fort
et les lames fulgurantes
amoncellent les clartés montantes
entourée de mille langues promises
joie j’ai pu te deviner
réinventer ton éblouissement
jusqu’à ton image sur terre
me fut cachée sous les déchets des grimaces
les lambeaux pestilentiels de la mort
J’avance lentement
j’ai vu les yeux perdus de la guerre
les yeux suppliants détournés de la guerre
les yeux écarquillés la guerre
les yeux lâches les yeux bas ignobles
les yeux des petites filles les yeux des amoureuses
et ceux des mères
mais ne parlez plus des yeux des mères
leur éclat a tout jamais
a terni l’éclat des nôtres
ils ont guetté mur de silence
le retour des pêcheurs
le front collé aux vitres
l’orage éclaté en mer
un bouchon de champagne fermeture éclair
et l’éclair tout au long d’un corps de femme nue
debout sur la ligne d’horizon
le champagne coule à flots
c’est une fête à tout casser
la grosse caisse renflouant la terre
saute qui peut
tourne tourne tête de pipe
la tempête autour de toi
il y a des gens de toutes sortes
l’un a fait sauter la banque
l’autre fait sauter sur ses genoux
la petite
la petite danseuse tu sais la petite
la grande vie enfin la grande
la plus grande saute aux yeux
tandis que un à un sur les genoux
tombent les bateaux
c’est plus fort qu’aux abattoirs
comme des mouches
des corps ballotés
bras arrachés
des pleurs à n’en plus finir
des cercueils
figues sans nez que sais-je sans bouche sans oreilles
remettez-moi çà en ordre
et que ça saute
a vos ordres général
morts en pièces morts de rien
morts pour rire morts faciles
que n’ont-ils pas attendu la grande danse
celle que voici venir
à peine perceptible
guerre de boutons fermetures éclair
guerre de néon valse hésitation
la mort par le rire
en avant la musique
les morts en dentelle
déchiquetés empaquetés liquéfiés
jetés aux ordures
qu’importe le chant particulier
chant d’amour chant de détresse chant vivant
a vos ordres général
il n’ y a plus de chant possible
l’amour jeté à la poubelle
suppression des douleurs guérison
par le déchainement des fermetures éclair
on ne vous le fait pas dire
c’est une danse frénétique
tête de bois
je vous demande
c’est la valse expressive
tête de bois
robinetterie du diable
tête de bique
vous voulez rire
déclenchement automatique
tête de putain
tête de billard
tête de ligne tête de cochon
tête de roi tête d’entêté
la guerre par-dessus nos têtes
quoi
la guerre
de qui se moque-t-on
j’avance lentement
j’ai vu l’horreur gravée à même les rétines
de ceux qui pour avoir voulu survivre
sont morts mille fois au fonds des yeux amis
le fond d’une mer présente à toutes les mémoires
fond de douleur
les rêves y circulent vertes chevauchées
aux longues traînes d’algues
profond est le soupir du vent entre les roches
et longue longue l’histoire des supplices
j’avance lentement
longue est la nuit
l’histoire pour nous autres
touche à sa fin
bientôt aurons-nous fini de croire à la douleur
il faudra de nouveau prendre la vie
comme elle est
face à face
bonne et atroce
toujours fraternelle
la secouant de la tête aux pieds
ou lui parler gentiment
selon ce qu’elle dit selon ce qu’elle pense
la prendre à bras-le-corps
la secouer comme un prunier
et peut-être faudra-t-il se battre
pour que la vie reste à nous camarades
que chacun y trouve sa mesure
pétrie de rêves ensemencée d’enfances
la clarté première
commune à tous et qui n’a pas de nom
les blés n’ont pas encore mûri
les bras plus pâles que chardons
au vent d’automne
la vigne est encore en friche
l’homme a couché sa magnificence
au pied du gouffre
le soleil prépare de paisibles coupes
les forêts vont blêmir
à l’explosive soif de verdure
où es-tu jeunesse naissante
les pourpres fleurs de l’innocence
sur les joues fines
comme cri perdu de goéland
je t’ai perdue peine profonde
le vent la nuit
c’est vrai j’avance lentement
mais dans chaque visage riant
s’est découvert prunelle de mes yeux
mon amour
l’amour présent et l’avenir
le poids du monde
Le poids du monde
Au colporteur, Saint-Girons (Ariège), 1951
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