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Le bar à poèmes
15 février 2020

Jean - Charles Le Toullec (1943 – 1977) : L’Office des morts

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L’office des morts

 

                                                                                                                                                                                  

à la mémoire de mon camarade

 de ces mauvais jours, mon ami

 Marcel Salaün...

 

Je piège un mot qui ne naît pas La nuit s’annonce

aux reflux des oiseaux vers les ravins du noir

Je redis l’amour mort dans la combe du soir

la nasse des regrets le trop-plein de l’ennui

la litanie du temps qui s’allume en douleurs

 

et j’officie la vêpre ultime du remords

la messe du passé les complies de mon âge

mes dents mâchent des mots qui sont cendre et poussière

les mots faillis d’avant que j’ânonne à voix sourde

sans fureur et sans cri la poitrine éclatée

 

Le Temps est-il venu j’interroge mes os

mon visage gommé refermé sur jadis

mon cœur qui bat le branle à courir après moi

mes deux mains qui s’enfuient mon corps les bras brisés

tremblant sa soif d’alcools au bout des nuits jetées

 

Le Temps est-il venu Je ne sais plus l’été

le regain du ciel neuf ne blanchit plus mes songes

avril s’en veut tarir mon seul amour a fui

qui partageait mes nuits dans la lumière verte

je n’ai plus de sommeil et j’ai perdu ma vie

 

mon amour ma couleur ma nébuleuse d’ombres

mon icône aux yeux verts mon vin pur mon onyx

tu tenais bon les pleurs l’oubli dur la rancune

larmes bues tu t’en vas je te volais tes nuits

renégat du lit pur déserteur de ton ventre

 

ma douleur n’en peut plus j’ai le creux des bras vide

ma main cherche un repos mon regard ton regard

je fais des vers pour rien j’ai trop de cris sans toi

trop de chair sans ta bouche et le temps qu’il est long

ma vie si ralentie semble déjà la mort

 

Je reste seul debout près des longs comptoirs d’or

la bière a sa fumée qui me parle à l’oreille

je ne vous entends pas ma rue n’est plus ici

le soir las couvrira ma tête emplie d’étoiles

je m’en irai coucher mon corps où il voudra

 

Tout le jour ma souffrance et puis la nuit ma chute

mes retours indécis vers l’oubli faux des verres

mon répit désolé dans la fumée des lampes

le chant forain des bars les hurlements des filles

des cheveux blonds rêvés au lac noir de minuit

 

l’éclair bleu balbutié d’un visage entrevu

la nuit rouge implosée l’évidence de l’aube

l’aube au sommeil volée le retour pas-perdus

la bouche emplie de vent de remugles d’hier

la tête au néant due le matin qui bascule

 

Mes jours promis au fiel nuits crachées matins d’encre

je déambule blanc dans l’envers des miroirs

j’ai mon habit des nuits ma bouche peinte en vert

ment des mots inventés je me tisse un manteau

des bribes d’hier mort des lambeaux d’un passé

 

Je hante les bras morts des rivières perdues

les impasses noyées les repaires de crabes

les ombres et les fous sont mes amis secrets

au fond des boyaux sourds que découvrent les portes

de mes tanières tues que le matin dissipe

 

même le jour me fuit je remue mes fantômes

trop d’autres sont tombés sur mon chemin branlant

le mort déborde d’eux la cire de leurs corps

s’installe jaune et crue sous mon regard fermé

la morgue de mon cœur s’entortille d’effroi

 

un délire insensé s’insinue sous mon crâne

la peur roule mon cri sous les voûtes des caves

où je reviens sans cesse enterrer des amis

le temps peut reverdir sur un nouvel amour

je ne chanterai plus je brûle mes chansons

 

Des vieillards ont jeté tous mes vers à mi-voix

j’ai perdu mes cahiers Apollinaire est mort

larguée ma caravane aux égouts gris du temps

je braderai les mots d’un passé aboli

j’endormirai mon âme aux retours des saisons

 

je ne reconnais plus mes souvenirs d’avant

je suis comme un enfant mes amis sont partis

renfermer leurs destins dans des rues que j’ignore

me restent longs mes soirs en néons délirants

l’ivresse sûre et si lente à venir le soir

 

le temps est-il venu je sens la fin qui cogne

mes matins suent d’angoisse à l’approche du jour

les parois de mon cœur dans le fond de ma gorge

sont dures à vomir dans la cage des os

ma main tremble au soleil Je ne sais plus mon nom

 

Le temps n’est plus bien loin mais quand ma mort viendra

lourde comme un sommeil que je n’attendrai plus

où serai-je rameur fou qu’on oublie

ludion parti profond dans l’amitié des ombres

partirai-je en fumée dans un râle d’opium

 

Mon âme liquéfiée rejoindra le non-être

lentement exhalée vers les esprits des morts

mon rêve c’est partir comme on largue l’amarre

sans choc perdu d’alcool d’un sommeil un peu gourd

je suis las de tenir mon vieux corps dans le vent

 

Lorsque ma mort viendra mes amis renaîtront

je les vois rajeunir dans les bouffées d’encens

un peu de vie fanée planera sur leurs têtes

dans les marmonnements furtifs du dies irae

j’offrirai à leurs vœux ma dépouille épanouie

 

A l’apogée du jour dans mon âme éclatée

rouleront les remords et les vieux lais séchés

l’image d’une femme et les printemps passés

la couleur d’un matin la moiteur d’une nuit

s’en reviendront à rien comme une flamme éteinte

 

Lorsque la mort viendra je rejoindrai les choses

ce qui est fleur en moi choisira l’aubépine

mon crâne se fera caillou sec au sillon

j’enchanterai le vent de longs pleurs hululés

je serai l’eau le feu le marteau puis l’enclume

 

et puis tes yeux aussi je serai dans tes ongles

dans ton sourire au jour dans l’émail de tes dents

sous le plat de ton pied dans le creux de ta main

mais tu ne sauras pas mon souffle dans ton cou

lorsque je serai mort nous irons sans tarir

 

liés aux souvenirs des foules immobiles

nos deux mains repliées sur quelques mois un an

Tu iras vers demain je serai dans mon songe

Des chants te parviendront sur les gonds de la nuit

qui seront les fumées de mes ravins enfouis.

 

février-avril 1969

 

 

L’Office des morts

Editions Plein Chant, 16120 Bassac, 1971

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