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Le bar à poèmes
11 janvier 2020

Danielle Collobert (1940 – 1978) : Dire II (1)

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Dire II

 

La seule chose – recommencer encore – si

possible – encore une fois des mots – l’équivalent

d’une mort – ou le contraire même – ou

peut-être rien

 

être ici - le calme – épuisant de tension –

le monde autour qui ne s’arrête pas – mais

pourrait s’arrêter – le souffle qui pourrait

s’arrêter maintenant – un instant après l’autre –

même égalité plane – même dureté froide –

même goût fade et doux – supporter encore

d’aller vers d’autres moments pareils – continuer

seulement le souffle – la respiration – prolonger

le regard – simplement

 

sans doute – une certaine confusion – auparavant

- chaque évènement détruit par lui-même –

passant d’une chose à l’autre – revenant en

arrière – avançant – imprévisible – dans un

avenir imaginé – s’accrochant autour de lui à

toutes les rugosités – à tous les angles

 

plus de possibilités d’invention – plus de

personnages – solitude aussi de l’imagination –

reste aujourd’hui ces murs – cet espace noir ou

blanc – une fois de plus – au centre – ou

parfois appuyé contre l’un des murs – ou même

enfoncé dans un angle – les bras écartés contre

les murs adjacents  - dans le silence

 

donc maintenant  - même temps – ici – une

page blanche – couleur aussi des murs à peine

éclairés – et des mots – en saccades – tout

autour – seulement – plus personne d’autre

ici – absence – rien à dire à

 

des références – des repères – autour – au-

dehors – pas pour l’instant – plus tard – une

fois passée l’angoisse – moment immobile –

arrêter là – mémoire brisée à cet instant – voix

seule dans le silence – des mots – et plus

d’attente

 

souffle du froid – respiration et battement du

sang dans les oreilles – froid partout - entre

les épaules – le long des jambes – bribes de

sensations encore – qui peu à peu se transforment

en tremblement général – incontrôlable – ça

dure un peu – des secousses – la main perdant

le crayon – le bras allongé pour le saisir – les

doigts crispés dessus – blancs aux jointures –

de toutes les forces – avec l’aide du visage –

les mâchoires serrées aussi – les lèvres mordues

- tenir bon – tenir encore un peu – avant la

détente – le calme à nouveau

 

calme de mort – mort rôdant tout autour – mot

sous-jacent – dont l’air s’emplit et qui pénètre

par la peau – par une sorte d’osmose incessante

- du sang à l’air – du souffle au regard

 

mot limitant la durée - limitant le passage –

détresse de l’instant – à l’intérieur du souffle –

du regard

 

 

 

entre les murs blancs – la même angoisse cent

fois retrouvée – bloquée dans l’instant – le

temps fort – fugitif – après lequel il faut

retomber de nouveau – à chaque fois – dans la

confusion – le magma – la course éperdue d’une

pensée à l’autre – dans tous les sens – le

quotidien réel – l’assemblage incertain du

monde – dans la tête tout au fond – quelque

part

 

quelque part – ce lieu recherché depuis si

longtemps – tellement de tentatives – de voyages

à l’intérieur – la plupart du temps avec des

idées d’agression – prendre cette place d’assaut

- l’écraser la détruire une fois pour toutes –

qu’il n’y ait plus qu’une surface lisse – affleurant

au regard – aux lèvres -  docile à la voix

apaisée – endormie – rien qui puisse interrompre

le sommeil – enlisé – ou l’engourdissement –

les mains pouvant cette fois transcrire avec

douceur les mots – sans crispation soudaine –

sans déchirement imprévu

 

quelque part – au fond – toujours sans savoir

- un cri venant de loin – à peine perceptible –

pas d’écho -  pas de résonance – pas de bouche

non plus à peine entrouverte – le visage muet

impassible – les yeux fermés – comme pour

toujours – répétition de la même scène pour se

préparer

 

lieu – chaque jour – changement de latitude –

le gouffre apparu derrière des passages qui

semblaient sûrs – sous des terrains solides –

dire un mot et la trappe s’ouvre – magie

intérieure innocente – faire un geste et des

mécanismes s’enchaînent – l’imaginaire -  bras

tendu qui s’étire – la main tout à coup lointaine

inutilisable – si insignifiante à l’œil qu’aucun

mouvement n’est plus désiré – main posée sur

les genoux – inerte – inconsistante – les doigts

à peine gonflés par la  chaleur – les ongles

rongés sanglants – la main – ou n’importe

quelle main – usée aussi – aux plis profonds –

la peau détendue – plissée le long des phalanges

- resserrée à l’os seulement – une autre main

bientôt – la main posée là -  débordant le

temps – envahie d’une durée palpable – durée

ressentie déjà au toucher

 

ce qui est encore vivant ici – entre les murs –

dans l’espace vide – vidé – ni l’ombre ni la

lumière – les yeux n’ayant plus rien à voir –

ouverts sur l’immobilité

 

peu à peu dissous – sans poids – la masse

du corps elle-même resserrée – ses limites

rapprochées – presque jointes – devenir une

infime paroi – un mince écran où se projette

seulement une absence figée

 

plus rien entre les murs – plus d’objet pour

perdre l’attention – pas même un lit – une

table – le sol seulement – la beauté douce

du bois – pas de distraction – la chaise à travers

laquelle – par une fente du dossier – on

voyait – on regardait parfois le parquet ciré –

avant – bien avant – début d’une histoire

calme – où les mots glissant par terre et

s’emmêlant – devenaient des kaléidoscopes

bleutés – cette couleur liée au ciel lui-même –

apparu par la déchirure entre les deux rideaux noirs

- épais - écartés parfois par le mouvement

du vent – là – dehors – à travers la fenêtre

entrouverte – par où pourrait entrer le monde

- l’extérieur – seul lieu possible de pénétration

- s’il y avait par exemple une tempête – la

chambre par ailleurs absolument close

................................................................

 

Dire I- II

Editions Seghers / Laffont (Change), 1972

De la même autrice : 

Survie (07/08/2016)

Dire II (2) (11/01/2021)

Dire II (3) (11/01/2022)

Dire II (4) (11/01/2023)

Dire II (5) (11/01/2024)

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