Jean – Pierre Duprey (1930 – 1959) : Foi, les choses
IV. Foi, les choses
SAVEUR D'HOMME
Donnez-moi de quoi changer les pierres,
De quoi me faire des yeux
Avec autre chose que ma chair
Et des os avec la couleur de l'air ;
Et changez l'air dont j'étouffe
En un soupir qui le respire
Et me porte ma valise
De porte en porte ;
Qu'à ce soupir je pense : sourire
Derrière une autre porte.
Détestable saveur d'homme.
En vérité, une main ne tremble
Que pour vieillir sa mémoire ;
L'autre ne vieillit que d'avoir
Trop bougé de vie depuis le temps
Où le monde l'a basculée
Dans l'histoire du temps et du moment,
Qui, sans jamais se ressembler,
Se retrouve à chaque instant
Dans le sac noirci de son éternité.
AU NID
Eloignez-vous de cela
Qui dort dans sa tête,
Sa tête qui a du bon
Et fait bon poids.
Pour que la tête perde ce poids,
Mangez les oiseaux vivants au vol ;
Pour prévenir votre ombre,
Pour entretenir vos nuits,
Dînez aux pattes de la veuve noire.
Et laissez-lui le soin
Du voile nuptial
Arborant votre tête, préservant
La couvée de vos ombres.
Lors des creux, ces partages du vide,
Guerre des silences, guerre des ouates.
RUINE
La ruine a manqué la maison
D’une pierre qui
N’est retombée dans le salon
Qu’après le cri.
La ruine a manqué le salon
Où s’entretient la famille défunte.
Les grands-parents prêchent le pardon
Pour la branche éteinte.
Et le cousin mort à Sainte-Anne
Cherche son esprit sur un âne
Galopant par les champs d’avoine
Que sema la maladie feinte.
REPOSEZ-VOUS
Reposez-vous, mangeurs de choses,
Ou prenez-moi par une main qui dévore.
Au fond du jeu qui me suppose,
Se font, se défont les tissus du corps.
Reposez-moi, mangeurs de choses,
Entre les doigts défaits de la main bleue
Qui file, autour de la nuit qui m’expose,
Ses ongles, larmes séchées d’anges creux.
J’ai mémoire encore de poutrelles,
Au-dessus du lac qui saborde
Ses propres surfaces sous ses ailes ;
Et puis les gestes prêtés à l’ordre
Et les gestes d’intervention
D’une muraille plantée de coudes
Qui ne jure l’absolution
Que pour cette partie de chair lourde
Pressée ailleurs ;
Alors qu’ailleurs encore
Ailleurs encore
Toutes mes parties de peur
Parties de peur
Tournent autour de la charrette des couleurs.
CHAMBRE
Les larmes sur l’ardoise,
Les armes dans la chambre.
Quelque chose pensait...
Il fallait que les fantômes mangent !
La neige a répandu des fleurs
Que le ciel mouille en chaque oiseau
Chaque oiseau
Planant un nuage fait pour la lenteur
De tout mourir en dormant le vent le plus chaud.
Il fallait que les fantômes s’engrangent...
Pour épuiser les creux de l’âme blanche
Déshabillée de sa mémoire des chambres.
APRES
Après la trace, vient la distance.
Ce que rêve l’autre, ce que rêve l’un,
L’un dans l’autre se sont compris.
Il n’est pas de lumière
Sans feu pour finir.
Commencée de fumée,
Ainsi se fait la forme,
Sas fait d’avenir.
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La fin et la manière,
Editions Le Soleil noir, 1965
Du même auteur :
Une rivière coulait au milieu d’un bois (13/12/2016)
Où que j’erre (13/12/2017)
Le condamné à vivre (13/12/2018)
Seize ans (13/12/2020)
Il y a de la mort dans l’air (03/06/2021)
Je suis le marchand de soleil (12/12/2021)
Qui dirait (03/06/2022)
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« Il neigeait toute ma vie sur la douleur... » (03/06/2023)