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Le bar à poèmes
5 juillet 2019

René Daumal (1908 – 1944) : Le grand jour des morts

Daumal_par_Joseph_Sima_1_

 

Le grand jour des morts

 

La nuit, la terreur,

à cent pas sous terre,

les caveaux sans espoir,

la peur dans la moelle et le noir dans l'œil

— l'appel de l'étoile meurt au bord du puits —

et ces mains, ta détresse blanche

dans la brume glacée du fond de toute la vie,

dans la détresse blanche de ces mains qui seront les miennes

un jour, tellement je les aurai aimées.

 

Ne t'échappe pas, me dit la lumière

— celle qui éclate partout ici, mais légère

sur l'épaisseur aveugle qu'elle enferme

et vaine ; inutile clarté qui troue la peau pourtant

et qui me dit : tu ne sortiras pas,

mais marche seul griffé de mon fouet fantôme,

c'est le fond de la terreur,

c'est le palais sans portes,

cave sous cave, c'est le pays sans nuit.

L'air est peuplé de notes fausses

à scier l'os, c'est le pays sans silence,

cave sous cave encore au pays sans repos,

ce n'est pas un pays, c'est moi-même

cousu dans mon sac

avec la peur, avec l'hydre et le dragon;

et toi, démon, voilà ta tête de verrue

que je m'arrache de la poitrine

oh ! monstre, menteur,

mangeur d'âme.

 

Tu me faisais croire que ton nom maudit

c'était le mien, l'imprononçable,

que ta face, c'était ma face, ma prison,

que ma peau détestée vivait de ta vie,

mais je t'ai vu : tu es un autre,

tu peux bien me tourmenter à jamais,

tu peux m'écraser dans des charniers

sous les cadavres de toutes les races disparues,

tu peux me brûler dans la graisse des dieux morts,

je sais que tu n'es pas moi-même,

tu ne peux rien sur le feu plus ardent que le tien,

le feu, le cri de mon refus

d'être rien.

 

Non, non, non! car je vois des signes

encore faibles dans un banc de brume lente

mais certains, car les sons qu'ils peignent

sont les frères des cris que j'étouffe,

car les chemins incroyables qu'ils tracent

sont les frères de mes pas de plomb ;

car je vois les signes de ma force sans bornes, l'assassine

de ma vie et d'autres vies sœurs.

 

Du fond illuminé, plafond sous plafond, des caves,

je vois — je me rappelle — je les avais tracés au commencement

les signes cruels fouillant chaque repli

du mollusque pensée aux mille bras.

Ils m'enseignent la terrible patience,

ils me montrent le chemin ouvert

mais que mieux que toute muraille ferme

la loi de flamme dite à la pointe du glaive

et réglant chaque pas à l'orchestre fatal :

tout est compté.

 

Voici, j'ai arraché le manteau de chair saignante

et de colère et je marche nu

— non pas encore ! mais je me vois lointain

et j'ai pour me guider et remplacer mon cœur,

très loin, ces mains, ces mains d'aveugle,

l'aveugle morte plus voyante que vos yeux de bêtes,

vous opaques vivants lourds, très loin l'aveugle

et ses prunelles, cercles de tout savoir,

enclosant l'eau limpide et noire des lacs souterrains —

je dirais comme elles sont belles, ces mains,

comme elle est belle, non, comme elle parle la beauté,

la morte aveugle, mais qui voit toute ma nuit,

je parlerais, j'inventerais des mots-sanglots

— à ses pieds il faudrait pleurer —

je sangloterais sa beauté,

si je pouvais pleurer,

si je n'étais pas mort de n'avoir su pleurer.

 

Le Contre-ciel

Cahiers Jacques Doucet. 1936

Du même auteur :

Poème à Dieu et à l’homme (05/07/2014)

Nénie (05/07/2015)

Mémorables (05/07/2016)

La seule (04/07/2017)

Fièvre blanche (04/07/2018)

Le prophète (20/10/2021)

Feu aux artifices (20/10/2022) 

Civilisation (20/10/2023)

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