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Le bar à poèmes
6 juin 2019

Francis Ponge (1899 – 1998) : L’Ardoise

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L’Ardoise

 

     L’ardoise – à y bien réfléchir c’est-à-dire peu, car elle a une gamme de reflets

très réduite et un peu comme l’aile du bouvreuil passant vite, excepté sous l’effet

des précipitations critiques, du ciel gris bleuâtre au ciel noir – s’il y a un livre en

elle, il n’est que de prose : une pile sèche ; une batterie déchargée ; une pile de

quotidiens au cours des siècles, quoique illustrés par endroits des plus anciens

fossiles connus, soumis à des pressions monstrueuses et soudés entre eux ; mais

enfin le produit d’un métamorphisme incomplet.

     Il lui manque d’avoir été touchée à l’épaule par le doigt du feu. Contrairement

aux filles de Carrare, elle ne s’enveloppera donc ni ne développera jamais de

lumière.

     Ces demoiselles sont de la fin du secondaire, tandis qu’elle appartient aux

établissements du primaire,  notre institutrice de vieille roche, montrant un

visage triste, abattu : un teint évoquant moins la nuit que l’ennuyeuse pénombre

des temps.

     Délitée, puis sciée en quernons, sa tranche atteint au vif, compacte, mate,

n’est que préparée au poli, poncée : jamais rien de plus, rien de moins, si la pluie

quelquefois, sur le versant nord, y fait luire comme les bourguignottes d’une

compagnie de gardes, immobile.

     Pourtant, il y a une idée de crédit dans l’ardoise.

     Humble support pour une humble science, elle est moins faite pour ce qui doit

demeurer en mémoire que pour des formulations précaires, crayeuses, pour ce

qui doit passer d’une mémoire à l’autre, rapidement, à plusieurs reprises, et

pouvoir être facilement effacé.

     De même aux offenses du ciel elle s’oppose en formation oblique, une aile

refusée.

     Quel plaisir d’y passer l’éponge.

     Il y a moins de plaisir à écrire sur l’ardoise qu’à tout y effacer d’un seul geste,

comme le météore négateur qui s’y appuie à peine et qui la rend au noir.

     Mais un nouveau virage s’accomplit plus vite ; d’humide à humble elle perd

ses voyelles, sèche bientôt :

     «Laissez-moi sans souci détendre ma glabelle et l’offrir au moindre écolier,

qui du moindre chiffon l’essuie.»

     L’ardoise n’est enfin qu’une sorte de pierre d’attente, terne et dure.

     Songeons-y.

 

Ubac. Ardoises taillées

Editions Maeght (Derrière le miroir), 1961

Du même auteur :

L’huître (05/06/2014)

Le cageot (06/06/2015)

Le savon (06/06/2016)

La terre (05/06/2017)

La figue (06/06/2018)

La cruche (06/06/2020)

Le Bois de pins (06/06/2021)

La pomme de terre (30/03/2023) 

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