Eugène Jolas (1894 – 1952) : Légende
Légende
I
Consternation du siècle.
La ruine est dans la glace de l’armoire, et le laboureur ne reverra plus
la charrette renversée des souvenirs d’une catastrophe.
Je suis seul avec les antilopes qui m’épiaient dans la grande forêt de
sapins où mon tombeau vient d’être dressé par les licornes.
Nous sommes dans la mélancolie d’un pays étranger.
La tempête roule à travers le vallon hivernal, et les bêtes apeurées sont
en déroute dans les prairies de neige.
Nos mains cherchent l’invisible dans les strophes orphiques d’un
chant sauvage.
Avez-vous peur ?
J’ai peur des hommes qui rôdent autour de la maison de campagne.
D’où viennent-ils ?
Ils ont traversé les montagnes en entendant des voix aigres qui criaient
la malédiction des feuilles mortes. Ils on fait la contrebande aérienne de
misères près des cimes oubliées. Ils se sont rués contre le rire de l’enfant
et l’ont étranglé avec des mains sanglantes.
Mais personne ne les a vus.
Ils sont blêmes comme la lune lépreuse. Ils grimpent aux étoiles en
rugissant derrière l’enchantement du mage. Ils se métamorphosent en des
racines d’arbres. Ils dansent sur le pré dans la brume, quand minuit arrive
avec le tambour du voyant.
Que vont-ils faire ?
Le désastre est à leurs talons. Ils soulèveront la nuit en ricanant. Leurs
perroquets voltigeront dans la chambre solitaire, et leurs voix tonneront
dans la mansarde.
Le plancher craque. La main s’écroule.
Une tempête de neige gémit.
Carrousel des laboratoires.
II
Recherche de l’ermite.
D’où vient cette sonate dans la nuit, cette plainte opéra bouffe, ce sanglot
terrifié, ce monologue de la bouche énigmatique ?
Votre rire annonce la défense que j’appelai de toutes mes forces, et le
sommeil devient l’élan vers les mythes du devin.
Quelle est cette musique qui nous attire avec la séduction de gestes lointains
comme le premier amour ?
Ce soir n’a que les paroles inassouvies de l’asile.
Le gouffre est prés de nous comme la lutte éternelle pour l’éveil, comme le
règne du mal magnifique qui s’était échappé de l’horloge.
Et vous pleurez en entendant les heures sous-marines, en entendant les
cloches de gratte-ciel hulluler au-dessus du fleuve.
Ce n’est que la jeune fille fatiguée qui sort de l’usine.
L’anecdote nous poursuit.
L’océan sévit contre l’ouragan, et les poissons monstres se ruent contre
le palais de corail qui attire les têtes nues.
Les insectes enterrés bourdonnent toujours dans la bonté humaine. Inutile de
nous chercher dans les décombres des navires.
Allez plutôt aux araignées de la pendule qui ont gardé toutes les palpitations
de regrets illusionnistes.
Les épaves cachent mes nostalgies hagardes et les oboles se roulent dans
l’herbe marine où les dauphins saignent encore.
La lumière bannie des années couvertes de crainte revient avec l’angoisse
béante, et le cœur étudie de nouveau la géographie.
Pourquoi n’allons-nous pas en pèlerin aux nuages roses de la perfection
barbare ?
L’embarcation se balance pâle comme votre corps.
Dupe de l’oasis.
III
Arlequins bannis.
Les feuilles fugitives sont battues par la fièvre nocturne et nous sentons le
sang couler dans l’égout.
Où est cette ville de fer ?
Les bijoux glissent à travers la lumière électrique.
Le précipice guette toujours les têtes tranchées, et les salamandres rampent
dans le charbon éteint.
L’aventure nous appelle vers l’éternité où les stalactites déploient le
désordre du rocher, et nous gardons l’adoration de 23 heures.
Rompons donc avec le temps ! La durée de la tristesse est rongée par les
rats.
Vos mains sont la litanie des bataillons de la vie, chant magnifique des
légendes que l’éclair révéla dans la forêt noire.
Les hordes de la boue.
Nous allons bâtir les langues illuminées, et nous allons inventer les moteurs
de l’Apocalypse.
Je crois à la sorcellerie des volcans quand le tout sera écrasé sous les pieds
des mages souterrains
Le pèlerinage se terminera dans les catacombes de l’aurore boréale.
L’étoile polaire s’annonce.
Les jeunes filles danseront à perte de vue sous les ampoules champêtres, et
les mots simples se mêleront au décor des chansons de nickel.
L’orchestre ivre trouve long l’itinéraire à l’enseigne lumineuse de l’action.
L’invisible est au-delà du métro qui gronde sans maladies dans les
harmonies des pages blanches.
Halte-là !
La fête sera un stupéfiant, et vous dormirez dans mes bras, quand l’atlas
sera déchiré, et quand l’illusion aura gardé sa nudité fabuleuse comme
l’astronomie.
IV
L’orfèvrerie des grandes boutiques attire les pieuvres.
Laissons les lianes, dans le vieux parc de gargouilles ! L’églantier a étranglé
les vérités excessives.
J’ai songé à une ville bâtie en or, mais ce fut dans une nuit avant l’aube
quand les êtres surnaturels entonnaient l’hymne à l’architecture.
La conquête, reste à savoir, puisque les ulcères martyrisent encore les
hommes sans logis.
Je sens le souffle de l’image éternelle, je m’agenouille devant la puissance
d’un dieu indigène.
Je me rappelle encore les supplices de notre festin, lézardé par les cris des
victimes dans les hautes maisons de ciment armé.
Et la route qui flagellait les membres des nains dans les rues.
Immenses les cubes se dressaient alors, devant nos yeux enragés, et les
rivets nous médusaient dans la masse hésitante.
Nos pensées s’engouffraient dans les cœurs de feu qui frémissaient las de
la stupeur des rames.
Les dialogues du destin retentissaient à travers les ponts, et l’enfant
prodigue revint des écuries terriennes.
La terreur se reflétait dans votre miroir, immensités urbaines qui avaient
vainement esquivé le supplice des dynamos perpétuelles.
On pouvait aussi entendre le gémissement de l’acier des grandes usines
fumantes, et les larmes de l’Alléghény.
Les fétiches collent à la perspective. N’avez-vous jamais entendu les voix
des oriflammes ?
O Ninive rectiligne, ton souffle descend vers nous à travers les bouges et les
hôpitaux et les rossignols des sarcophages.
V
Patience, dit Edmée, Babel n’a pas été bâti en un seul jour !
Quand j’étais enfant, le désordre était l’appel de tous mes sens, et les
tatouages m’entraînaient vers l’éveil des instincts.
J’ai trouvé des hommes écorchés vifs, et les femmes qui dansaient des
rondes de rumba autour de l’échafaud.
La mécanique de la mémoire a trahi les prisonniers.
J’ai mis le feu à la ville fatale, qui avait écrasé les conciliations dans le
désespoir des fables ruinées.
Seules les machines restent debout, enivrantes comme le vin, en attendant
les paroles du prophète qui a abandonné les ruses.
Vos nostalgies s’évanouissent dans le délire, dit Edmée.
La chair demande le sommeil qui apportera les étrennes de miracles.
Le navire ayant à bord la cargaison du trafic aérien s’échappera du cyclone
qui sévit près de la Statue de la Liberté démolie.
Que ferons-nous alors, Manhattan ?
Nous chargerons les embarcations de fureur, et nous chercherons les éclairs
qui éclateront contre les monstres.
Le débris restera avec le chacal – ô la démence des villes d’usines !
Nous assassinerons les hommes gris qui s’étaient tenus dans la messe des
banques.
Et l’élixir ? demanda Edmée.
C’est la haine des messieurs éveillés, c’est le dégoût des incroyables
vautours.
VI
Le chaos pleut dans l’explosion.
Il y a la survie du jouet mécanique qui crée l’évangile de l’homme nouveau
et de ses mythes teints en mauve.
L’écho du bruit retentit dans le tunnel, cria Edmée.
Pourtant la création secrète fermente dans la semence des ruines, et les
colombes bruissent au-dessus de nos têtes intransigeantes.
La misère s’échappe de la corruption ; les idoles aux figures enfumées
s’élancent vers les pactes de la révolte.
La plainte est terrorisée par la vie, dit Edmée.
Les larves ressuscitent l’instinct, et les convulsions épileptiques faussent la
réalité.
Certes, il existe l’amour, douce rage et tourbillon pressé, qui commande la
colère et la haine.
C’est l’évasion de la paralysie, dit Edmée.
Le cri est l’émission des images filtrées à travers mon moi.
L’araignée de la moisissure court toujours plus vite après les femmes
possédées.
Nous trouvons la meute des apparitions blessées dans les nuits qui ont la
flamme magique.
Les siècles sombres trouveront la guérison, dit Edmée.
Le symbole m’accompagne dans mes crises. La malédiction illimitée reste
sur les toits où le feu fait rage.
Divisés, mais vivre, dit Edmée.
VII
Bonheur aux chats-huants !
Nous étions sur le sommet de granit au crépuscule qui apportait les odeurs
de la terre rouge.
Le squelette du fantôme était en train de faire la guerre aux paquebots
enguirlandés.
L’amour va construire le Tenochtititlan de notre esprit.
L’identité des barbares chevauche les prunelles.
J’ai rêvé qu’il y avait des fruitiers dans toute les rues des pharisiens, cria
Edmée.
Les détonations cessèrent, tandis que mes yeux se fixaient sur la voix
jubilante des oiseaux aveugles.
Nous marchions parmi les cadavres et les colonnes renversées, et le
tambourin battait l’oraison funèbre de la révolution.
Embrasse-moi bien, dit Edmée.
Dans un coin de la grande voie noire où il y avait un amas de pigeons morts,
de pages brûlées du New York Journal aux lettres rouges, de mains tranchées,
de poubelles remplies de lettres d’amour et de fœtus, le prophète se leva et
hurla ses angoisses.
Tais-toi, parchemin de malheur, cria Edmée.
Et à travers les avenues jonchées de dormeurs apeurés, er de corps pourris,
nous entendions les voix de la magnifique corruption.
La nuit était une prodigieuse tête qui roulait dans l’égout.
Les batailles de l’amour s’engageaient au bord du fleuve qui charriait les
miracles vacillants, et les trains aériens emportaient les ventres anonymes.
VIII
Le grand soleil de la liberté.
Maintenant je songe au printemps qui va arriver avec des plumes roses et
avec des illuminés aux têtes de requin.
Demain sera l’asphyxie du passé trop long, et le réveil d’énormes êtres qui
ne regretterons rien.
Bêtes ensevelies. Edmée pleura en rêvant.
Minuit s’engage sous l’autobus qui a les roues en l’air, et qui ronronne
encore des hymnes à la fin du jour.
Je me dirige vers la tour d’argent où les oiseaux du ciel béquètent les
éternelles ombres de l’inquiétude.
Une immense aube détruira la dernière agonie, et les marées vont être
muettes dans la nouvelle tendresse.
Seul, face aux cavernes des amoureux, je tournoie autour de la ville, et je
crie du haut des murs de métal.
Hors du désert, je vous accompagnerai, hommes aux yeux ternes, hommes
las de divinités bavardes.
L’humus sera sous vos pieds, et les machines grinceront dans les nuages,
dans les gros nuages bleus acier.
Les langues s’amalgameront dans la fonte de la merveilleuse fièvre, dans les
prodiges du paysage des transes.
Dans les maisons de cristal la symphonie de lumière éclatera avec des
féeries électriques.
La drogue d’hallucination prendra naissance dans l’orgie d’un dieu qui a
imaginé la luxure des chiffres et des magiques rencontres.
La menace plane encore fanée, mais nous devinons déjà le voyage aux
musiques des maisons lunaires et des métros étoilés.
Un homme s’avancera géant vers les idylles des empires d’or et embrassera
le doux visage d’une jeune fille cinétique.
Et un orgue d’aluminium chantera la conscience d’une légende qui aura
oublié les antiennes de panique.
IX
Les titres des journaux ténaillent le cœur :
LA VIE EST UNE MAGIE BLEUE
EN L’AN DES AUTOMATES 2050
In, Revue « Bifur, N° 7 »
Editions du Carrefour, 1930