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Le bar à poèmes
24 mai 2019

Louis Aragon (1897 – 1982) : La beauté du diable

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La beauté du diable

 

Jeunes gens le temps est devant vous comme un cheval échappé

Qui le saisit à la crinière entre ses genoux qui le dompte

N'entend désormais que le bruit des fers de la bête qu'il monte

Trop à ce combat nouveau pour songer au bout de l'équipée

 

Jeunes gens le temps est devant vous comme un appétit précoce

Et l'on ne sait plus que choisir tant on se promet du festin

Et la nappe est si parfaitement blanche qu'on a peur du vin

Et de l'atroce champ de bataille après le repas des noces

 

Celui qui croit pouvoir mesurer le temps avec les saisons

Est un vieillard déjà qui ne sait regarder qu'en arrière

On se perd à ces changements comme la roue et la poussière

Le feuillage à chaque printemps revient nous cacher l'horizon

 

Que le temps devant vous jeunes gens est immense et qu'il est court

A quoi sert-il vraiment de dire une telle banalité

Ah prenez-le donc comme il vient comme un refrain jamais chanté

Comme un ciel qui rien ne gêne une femme qui dit Pour toujours

 

Enfance Un beau soir vous avez poussé la porte du jardin

Du seuil voici que vous suivez le paraphe noir des arondes

Vous sentez dans vos bras tout à coup la dimension du monde

Et votre propre force et que tout est possible soudain

 

Écarquillez vos yeux ne laissez pas perdre cette minute

Je l'entends votre rire au paysage découvert J'entends

Dans votre rire et votre pas l'écho des pas d'antan

Une autre fois la clameur des jeux qui devient le cri des luttes

 

Une autre fois la possession qui commence Une autre fois

Ce plaisir de l'épaule à l'image du pont passant les fleuves

Cette jubilation de l'effort à raison de l'épreuve

La nuit qui se fait plus profonde à la nouveauté de la voix

 

Tu ne te reconnais guère au petit matin dans les miroirs

Avant que la vie ait repris descends dans la fraîcheur des rues

Il n'y a plus qu'un peu de brume où tremble un passé disparu

Un vent léger a mis en fuite le dernier journal du soir

 

C'est l'heure où chaque chose de lumière à toi seul est donnée

C'est l'heure où ce qu'on dit semble aussitôt occuper tout l'espace

Elle a pour toi les yeux sans fard de toutes les femmes qui passent

Regarde bien vers toi venir amoureusement la journée

 

                         Petite clarté saute saute

                         Dans les yeux des jeunes gens

                         La marée est toujours haute

                         Toujours le péril urgent

                         Toujours le bonheur en cause

                         Toujours c'est la tombola

                         On n'y gagne que des roses

 

                         On y perd son matelas

                         Toujours le ciel en eau trouble

                         Passez muscade passez

                         Toujours toujours quitte ou double

                         Et jamais jamais assez

 

 

Ils ne sauront que bien plus tard le prix passager de cette heure

Je me souviens de ce parfum pourtant sans cesse évanoui

Je peux avec les yeux ouverts retrouver mon cœur ébloui

Je me souviens de ma jeunesse au seul spectacle de la leur

                                             Je me souviens

 

*

 

Ce qu'il m'aura fallu de temps pour tout comprendre

Je vois souvent mon ignorance en d'autres yeux

Je reconnais ma nuit je reconnais ma cendre

Ce qu'à la fin j'ai su comment le faire entendre

Comment ce que je sais le dire de mon mieux

 

Parce que c'est très beau la jeunesse sans doute

Et qu'on en porte en soi tout d'abord le regret

Mais le faix de l'erreur et la descente aux soutes

C'est aussi la jeunesse à l'étoile des routes

Et son lourd héritage et son noir lazaret

 

À cet instantané ma vieille et jeune image

Peut-être lirez-vous seulement mes vingt ans

Regardez-le de près et c'est un moyen âge

Une sorcellerie un gâchis un carnage

Cette pitié d'un ciel toujours impénitent

 

Charlatan de soi-même on juge obligatoire

Ce qu'un simple hasard vous a fait prononcer

Demain ce n'est qu'un sou jeté sur le comptoir

Ce qu'on peut à vingt ans se raconter d'histoires

Et l'avenir est tributaire du passé

 

On se croit libre alors qu'on imite On fait l'homme

On veut dans cette énorme et plate singerie

Lire on ne sait trop quelle aventure à la gomme

Quand bêtement tous les chemins mènent à Rome

Quand chacun de nos pas est par avance écrit

 

On va réinventer la vie et ses mystères

En leur donnant la métaphore pour pivot

On pense jeter bas le monde héréditaire

Par le vent d'une phrase ou celui d'un scooter

Nouvelles les amours avec des mots nouveaux

 

Nouveau ce Luna-Park où l'on suit l'ancien rite

Et les cris sont pareils au fond du tobogan

Allez Nous effeuillons toujours la marguerite

A quoi bon se vanter du mal dont on hérite

Le préjugé demeure on l'appelle slogan

 

Regardez les jeunes gens avec ce qu'ils traînent

La superstition qui s'attache à leurs pas

Comme une branche morte et comme à la carène

D'un bateau démâté le chant de la sirène

Contre quoi rien ne sert boussole ni compas

 

Regardez ces jeunes gens Qu'est-ce qui les pousse

Comme ça vers les bancs de sable les bas-fonds

Ils n'avaient après tout de neuf que la frimousse

Eux qui faisaient tantôt les farauds ils vont tous

Où les songes d'enfance à la fin se défont

 

Bon Dieu regardez-vous petits dans les miroirs

Vous avez le cheveu désordre et l'oeil perdu

Vous êtes prêts à tout obéir tuer croire

Des comme vous le siècle en a plein ses tiroirs

On vous solde à la pelle et c'est fort bien vendu

 

Vous êtes de la chair à tout faire  Une sorte

De matériel courant de brique bon marché

Avec vous pas besoin d'y aller de main morte

Vous êtes ce manger que les corbeaux emportent

Et vos rêves les loups n'en font qu'une bouchée

 

Quand je pense à ce qu'ils disaient avant l'épreuve

La superbe l'éclat les refus claironnés

Cette candeur de feu cette exigence neuve

Pile ou face à tout bout de champ qu'il vente ou pleuve

Pour un oui pour un non toute la destinée

 

Et puis je les rencontre après les ans d'orage

Dans cette face éteinte où flambe le défi

Qu'ont-ils feint qu'ont-ils fui quels affronts quels outrages

Pour tomber dans quel gouffre et subir quel naufrage

Quelle faim leur a fait cette biographie

 

Il y en a qui font semblant par habitude

Ils ont la bouche impie et le geste insurgé

Leur doute est devenu doucement certitude

Ils sont les habitants de leur inquiétude

Si l'on s'en tient aux mots pour eux rien n'est changé

 

Il y en a d'assis sans vergogne à la table

La fourchette à la main pour attendre le plat

Il y en a de tout simplement lamentables

Qui tendent leur casquette aux âmes charitables

Où sont les papillons que l'histoire brûla

 

Où sont les regards purs où sont où sont les neiges

Où les illusions les cœurs intransigeants

Cet air qui me revient jadis le fredonnais-je

Seuls les fers ont marqué le sable du manège

Les chevaux au dehors suivirent d'autres gens

 

Il n'est plus rien resté de nos fontaines vives

La rouille a recouvert la lampe d'Aladin

On a laissé le vent disperser la lessive

Toute chose a perdu sa lumière excessive

On a loti le rêve et loti le jardin

 

Je ne sais trop comment l'on entendra ma plainte

Ni si l'on saura voir dans cette Passion

L'homme à la fin sorti de l'ancien labyrinthe

Et par-delà l'objet restreint des scènes peintes

Le recommencement des générations

 

Je ne sais trop comment l'on prendra ce poème

Peut-être va-t-on croire à la banalité

Du vieil homme tournant ses regards sur lui-même

À qui ses jeunes ans semblent Jérusalem

Et qui reproche au ciel un messie avorté

 

Il ne m'étonnerait nullement que l'on dise

Que j'ai la nostalgie absurde d'autrefois

Que subsiste en mon coeur l'amour de ses sottises

L'obscurité d'alors que je l'idéalise

Et que secrètement je lui garde ma foi

 

J'ai quelque lassitude Est-ce l'heure est-ce l'âge

À faire ce qu'il faut pour être bien compris

Car il ne suffit pas de soigner ses images

Et de serrer de près le sens dans le langage

Il faut compter avec les sourds les ahuris

 

Il faut compter avec ceux-là que tout installe

Dans l'idée a priori qu'ils se font de vous

J'écris Je suis le bœuf qu'on expose à l'étal

Et mon cœur débité d'une poigne brutale

Quand il est en morceaux les gens le désavouent

 

Ils pensent que comme eux mesquinement je pense

Ce que je dis pour eux je le dis pour l'effet

Ils ne peuvent m'imaginer qu'à leur semblance

Ils n'ont à me prêter que leur propre indigence

Ils en sont prodigieusement satisfaits

 

Moi je forme en ma bouche et ma tête sonore

Un vers qui s'en arrachera comme un sanglot

Ils me prendront au mieux pour un triste ténor

Je donne mon sang rouge à quelqu'un que j'ignore

Et pour lui ce ne sera jamais que de l'eau

 

Le roman inachevé

Editions Gallimard, 1956

Du même auteur :

Vingt ans après (24/05/2014)

« J’arrive où je suis étranger… » (24/05/2015)

Il n'y a pas d'amour heureux (24/05/2016)

L’Amour qui n’est pas un mot (24/05/2017)

Un homme passe sous la fenêtre et chante (24/05/2018)

Air du temps (24/05/2020)

Falparsi (24/05/2021)

Pour demain (24/05/2022)

« Tu m’as trouvé... » (24/05/2023)

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