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Le bar à poèmes
16 mai 2019

Isidore Ducasse, comte de Lautréamont (1846 – 1870) : « C’était une journée de printemps... »

    

bernard_buffet_les_chants_de_maldoror_1_pointe sèche  gravée par Bernard Buffet

 

C’était une journée de printemps. Les oiseaux répandaient leurs cantiques en

gazouillements, et les humains, rendus à leurs différents devoirs, se baignaient

dans la sainteté de la fatigue. Tout travaillait à sa destinée : les arbres, les

planètes, les squales. Tout, excepté le Créateur ! Il était étendu sur la route, les

habits déchirés. Sa lèvre inférieure pendait comme un câble somnifère ; ses dents

n’étaient pas lavées, et la poussière se mêlait aux ondes blondes de ses cheveux.

Engourdi par un assoupissement pesant, broyé contre les cailloux, son corps

faisait des efforts inutiles pour se relever. Ses forces l’avaient abandonné, et il

gisait, là, faible comme le ver de terre, impassible comme l’écorce. Des flots de

vin remplissaient les ornières, creusées par les soubresauts nerveux de ses

épaules. L’abrutissement, au groin de porc, le couvrait de ses ailes protectrices,

et lui jetait un regard amoureux. Ses jambes, aux muscles détendus, balayaient

le sol, comme deux mâts aveugles. Le sang coulait de ses narines : dans sa chute,

sa figure avait frappé contre un poteau... Il était soûl ! Horriblement soûl ! Soûl

comme une punaise qui a mâché pendant la nuit trois tonneaux de sang ! Il

remplissait l’écho de paroles incohérentes, que je me garderai de répéter ici ; si

l’ivrogne suprême ne se respecte pas, moi, je dois respecter les hommes. Saviez-

vous que le Créateur... se soûlât ! Pitié pour cette lèvre, souillée dans les coupes

de l’orgie ! Le hérisson, qui passait, lui enfonça ses pointes dans le dos, et dit :

« Ça, pour toi. Le soleil est à la moitié de sa course : travaille, fainéant, et ne

mange pas le pain des autres. Attends un peu, et tu vas voir, si j’appelle le

kakatoès, au bec crochu. » Le pivert et la chouette, qui passaient, lui enfoncèrent

le bec entier dans le ventre, et dirent : « Ça, pour toi. Que viens-tu faire sur cette

terre ? Est-ce pour offrir cette lugubre comédie aux animaux ? Mais, ni la taupe,

ni le casoar, ni le flammant ne t’imiteront, je te le jure. » L’âne, qui passait, lui

donna un coup de pied sur la tempe, et dit : « Ça, pour toi. Que t’avais-je fait

pour me donner des oreilles si longues ? Il n’y a pas jusqu’au grillon qui ne me

méprise. » Le crapaud, qui passait, lança un jet de bave sur son front, et dit :

« Ça, pour toi. Si tu ne m’avais fait l’œil si gros, et que je t’eusse aperçu dans

l’état où je te vois, j’aurais chastement caché la beauté de tes membres sous une

pluie de renoncules, de myosotis et de camélias, afin que nul ne te vît. » Le lion,

qui passait, inclina sa face royale, et dit : « Pour moi, je le respecte, quoique sa

 splendeur nous paraisse pour le moment éclipsée. Vous autres, qui faites les

orgueilleux, et n’êtes que des lâches, puisque vous l’avez attaqué quand il

dormait, seriez-vous contents, si, mis à sa place, vous supportiez, de la part des

passants, les injures que vous ne lui avez pas épargnées ? » L’homme, qui

passait, s’arrêta devant le Créateur méconnu ; et, aux applaudissements du

morpion et de la vipère, fienta, pendant trois jours, sur son visage auguste !

Malheur à l’homme, à cause de cette injure ; car, il n’a pas respecté l’ennemi,

étendu dans le mélange de boue, de sang et de vin ; sans défense et presque

inanimé !... Alors, le Dieu souverain, réveillé enfin, par toutes ces insultes

mesquines, se releva comme il put ; en chancelant, alla s’asseoir sur une pierre,

les bras pendants, comme les deux testicules du poitrinaire ; et jeta un regard

vitreux, sans flamme, sur la nature entière, qui lui appartenait. Ô humains, vous

êtes les enfants terribles ; mais, je vous en supplie, épargnons cette grande

existence, qui n’a pas encore fini de cuver la liqueur immonde, et, n’ayant pas

conservé assez de force pour se tenir droite, est retombée, lourdement, sur cette

roche, où elle s’est assise, comme un voyageur. Faites attention à ce mendiant

qui passe ; il a vu que le derviche tendait un bras affamé, et, sans savoir à qui il

faisait l’aumône, il a jeté un morceau de pain dans cette main qui implore la

miséricorde. Le Créateur lui a exprimé sa reconnaissance par un mouvement de

tête. Oh ! vous ne saurez jamais comme de tenir constamment les rênes de

l’univers devient une chose difficile ! Le sang monte quelquefois à la tête, quand

on s’applique à tirer du néant une dernière comète, avec une nouvelle race

d’esprits. L’intelligence, trop remuée de fond en comble, se retire comme un

vaincu, et peut tomber, une fois dans la vie, dans les égarements dont vous avez

été témoins !

(Chant troisième)

 

Les Champs de Maldoror, 

Lacroix et Verboeckhoven imprimeurs, Bruxelles, 1869

Du même auteur :

 « J'ai vu, pendant toute ma vie… » (24/09/2014)

« Au clair de la lune, près de la mer » (24/09/2015)

« Vieil océan, ô grand célibataire… » (05/09/2016

« O mathématiques sévères... » (16/05/2018)

« Les magasins de la rue Vivienne... » (16/05/2020)

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