Isidore Ducasse, comte de Lautréamont (1846 – 1870) : « C’était une journée de printemps... »
pointe sèche gravée par Bernard Buffet
C’était une journée de printemps. Les oiseaux répandaient leurs cantiques en
gazouillements, et les humains, rendus à leurs différents devoirs, se baignaient
dans la sainteté de la fatigue. Tout travaillait à sa destinée : les arbres, les
planètes, les squales. Tout, excepté le Créateur ! Il était étendu sur la route, les
habits déchirés. Sa lèvre inférieure pendait comme un câble somnifère ; ses dents
n’étaient pas lavées, et la poussière se mêlait aux ondes blondes de ses cheveux.
Engourdi par un assoupissement pesant, broyé contre les cailloux, son corps
faisait des efforts inutiles pour se relever. Ses forces l’avaient abandonné, et il
gisait, là, faible comme le ver de terre, impassible comme l’écorce. Des flots de
vin remplissaient les ornières, creusées par les soubresauts nerveux de ses
épaules. L’abrutissement, au groin de porc, le couvrait de ses ailes protectrices,
et lui jetait un regard amoureux. Ses jambes, aux muscles détendus, balayaient
le sol, comme deux mâts aveugles. Le sang coulait de ses narines : dans sa chute,
sa figure avait frappé contre un poteau... Il était soûl ! Horriblement soûl ! Soûl
comme une punaise qui a mâché pendant la nuit trois tonneaux de sang ! Il
remplissait l’écho de paroles incohérentes, que je me garderai de répéter ici ; si
l’ivrogne suprême ne se respecte pas, moi, je dois respecter les hommes. Saviez-
vous que le Créateur... se soûlât ! Pitié pour cette lèvre, souillée dans les coupes
de l’orgie ! Le hérisson, qui passait, lui enfonça ses pointes dans le dos, et dit :
« Ça, pour toi. Le soleil est à la moitié de sa course : travaille, fainéant, et ne
mange pas le pain des autres. Attends un peu, et tu vas voir, si j’appelle le
kakatoès, au bec crochu. » Le pivert et la chouette, qui passaient, lui enfoncèrent
le bec entier dans le ventre, et dirent : « Ça, pour toi. Que viens-tu faire sur cette
terre ? Est-ce pour offrir cette lugubre comédie aux animaux ? Mais, ni la taupe,
ni le casoar, ni le flammant ne t’imiteront, je te le jure. » L’âne, qui passait, lui
donna un coup de pied sur la tempe, et dit : « Ça, pour toi. Que t’avais-je fait
pour me donner des oreilles si longues ? Il n’y a pas jusqu’au grillon qui ne me
méprise. » Le crapaud, qui passait, lança un jet de bave sur son front, et dit :
« Ça, pour toi. Si tu ne m’avais fait l’œil si gros, et que je t’eusse aperçu dans
l’état où je te vois, j’aurais chastement caché la beauté de tes membres sous une
pluie de renoncules, de myosotis et de camélias, afin que nul ne te vît. » Le lion,
qui passait, inclina sa face royale, et dit : « Pour moi, je le respecte, quoique sa
splendeur nous paraisse pour le moment éclipsée. Vous autres, qui faites les
orgueilleux, et n’êtes que des lâches, puisque vous l’avez attaqué quand il
dormait, seriez-vous contents, si, mis à sa place, vous supportiez, de la part des
passants, les injures que vous ne lui avez pas épargnées ? » L’homme, qui
passait, s’arrêta devant le Créateur méconnu ; et, aux applaudissements du
morpion et de la vipère, fienta, pendant trois jours, sur son visage auguste !
Malheur à l’homme, à cause de cette injure ; car, il n’a pas respecté l’ennemi,
étendu dans le mélange de boue, de sang et de vin ; sans défense et presque
inanimé !... Alors, le Dieu souverain, réveillé enfin, par toutes ces insultes
mesquines, se releva comme il put ; en chancelant, alla s’asseoir sur une pierre,
les bras pendants, comme les deux testicules du poitrinaire ; et jeta un regard
vitreux, sans flamme, sur la nature entière, qui lui appartenait. Ô humains, vous
êtes les enfants terribles ; mais, je vous en supplie, épargnons cette grande
existence, qui n’a pas encore fini de cuver la liqueur immonde, et, n’ayant pas
conservé assez de force pour se tenir droite, est retombée, lourdement, sur cette
roche, où elle s’est assise, comme un voyageur. Faites attention à ce mendiant
qui passe ; il a vu que le derviche tendait un bras affamé, et, sans savoir à qui il
faisait l’aumône, il a jeté un morceau de pain dans cette main qui implore la
miséricorde. Le Créateur lui a exprimé sa reconnaissance par un mouvement de
tête. Oh ! vous ne saurez jamais comme de tenir constamment les rênes de
l’univers devient une chose difficile ! Le sang monte quelquefois à la tête, quand
on s’applique à tirer du néant une dernière comète, avec une nouvelle race
d’esprits. L’intelligence, trop remuée de fond en comble, se retire comme un
vaincu, et peut tomber, une fois dans la vie, dans les égarements dont vous avez
été témoins !
(Chant troisième)
Les Champs de Maldoror,
Lacroix et Verboeckhoven imprimeurs, Bruxelles, 1869
Du même auteur :
« J'ai vu, pendant toute ma vie… » (24/09/2014)
« Au clair de la lune, près de la mer » (24/09/2015)
« Vieil océan, ô grand célibataire… » (05/09/2016
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