Les arbres aussi versent des larmes
II
Inventer des espaces interminables
des fleuves turbulents
des espaces qui violent
les nombres et les dates
afin d’ensemencer la fixité
du territoire
avec le temps
les racines s’implantent
dans la terre ferme de l’éloignement
le vent efface les pas
sur le sable de la réminiscence
maintenant les heures mûrissent
sur l’arbre du retour
pendant que l’assoupissement
convoite les paupières
accablées par la poussière
des regrets
qui dira aux vents
à la tornade de septembre
la tristesse des palétuviers
la nudité des hévéas
l’exode des mésanges
le repli de la source des montagnes
dans les profondeurs de la rocaille
la nature lèche ses plaies
à l’insu du soleil
ses douleurs sont impénétrables
et muettes
chaque pierre ici
même précieuse
est une ruine sur laquelle se mire
le passé
assise sur une termitière
le long de la route
une femme ployée par l’âge
pose une main sur la joue
le visage baissé
elle préserve l’énigme du chemin
qui mène vers le territoire
ici plusieurs ont failli
et ont dû revenir sur leurs pas
tant de jours
de nuits
à survoler les rivages
des distances
les îlots
de la mémoire
à s’enliser dans la bourbe
de l’attente
pour cette terre
tant de jours
de nuits
pour ce visage tranquille
d’une aube détournée
par les pérégrinations
du soleil
il est dit
dans le village d’où je viens
de ne point se retourner
pour regarder la silhouette
qui ne précède plus la marche
je me dirige depuis
vers les repères
de la conciliation
avec les fragments
de ce pays-là
à l’instant de l’épuisement
ce sont les fleuves
et les torrents
qui irriguent les terres
du recueillement
pour étancher la soif
des distances
plusieurs fois
le sommeil m’a imposé le bivouac
sur les rives de l’effondrement
la faim a planté
un arbre dans mon ventre
afin que ses racines
me rattachent sur les terres
de l’errance
je ne sais sur quelle mappemonde
lire tes frontières
je n’ai plus l’habitude
des intervalles
et des repères
mes songes ont perdu
leur centre de gravité
la patrie est une herbe
qui prospère
sur les terres vagabondes
la pluie des larmes l’enracine
dans l’humus
l’exil est son engrais
aujourd’hui
lointaines sont tes essences
tes plaines
tes rivières
j’entends pourtant
l’appel du ressac
de l’Océan qui te borde
et l’envol des pétrels
qui regagnent le large
j’ai suivi l’Equateur
jusqu’au bout
de l’Infini
là où la Terre somnole
avant de reprendre
sa rotation
j’ai survolé les latitudes
jusqu’à la halte
en ce lieu d’hivernage
où souvent je me repose
sur l’épine des souvenirs
pour ne pas me détourner
de ton horizon
je reconnais cette terre
immergée dans la mer des songes
je l’ai goûtée dans le champ
de l’enfance
en ce temps-là
la Loukoula régurgitait de l’argile
sur ses rives
les génies conversaient
dans les buissons
pour l’abondance du poisson
du gibier
et la réglementation
des saisons
je reconnais cette terre
enclavée dans la brousse
du dépaysement
je l’ai goûtée au faîte
de l’adolescence
au temps des jachères
et des brûlis
pour les semailles
à venir
c’est à cette période
que l’herbe des jours nouveaux
pousse
sur la terre végétale
retournée par les tornades
la pierre verdit
de mousses et d’algues
les troupeaux empruntent
les drailles
en file indienne
la Loukoula se ramifie
sous les feuillages
des bambous
terre qui retient
sylve avec des arbres
déracinés par la violence obstinée
de l’absence
j’entends le refrain
de la Nouvelle romance
dans l’Arrière-pays mental
Les Ecailles du ciel s’éclipsent
il est temps
de sceller le Pacte du sang
je voudrais traverser
les Normes du Temps
aller vers la Pays sans ombre
brûler du Feu des origines
et retrouver mon Songe
d’une photo d’enfance
les jours se plient
à la loi implacable
de la pesanteur
ils résistent un moment
à l’attraction
mais se laissent peu à peu
ronger dans leur inertie
par des annélides
cet oiseau perdu
dans le ciel
vient de là-bas
ses ailes sont alourdies
par la transhumance
son chant rappelle le labeur
les mains nues
qui labouraient la terre
pour la course de la graine
contre le déclin du jour
il est encore dit
dans le village d’où je viens
que l’oiseau qui survole
haut le ciel
est à la quête de la cime
de son premier envol
dites-moi
vers quel territoire
je progresse en ce jour
falaises et cratères
dominent la région
le relief est accidenté
avec des pics qui hébergent
des aires
on ne naît pas migrateur
l’apatride est un cormoran
surpris par le coucher
du soleil
au-delà des côtes
l’horizon appelle
l’horizon
aucun espace n’immobilise
le songe
chaque instant de repos
fermente déjà le déplacement
il est des endroits où l’herbe
et la pierre se concertent
défigurent le relief
mais l’endurance du nomade
l’emporte
l’immensité demeure un affront
Les arbres aussi versent des larmes
Editions de l’Harmattan, 1997
Du même auteur :
A ma mère (28/03/2015)
Tant que les arbres s’enracineront dans la terre (21/04/2018)
Les arbres aussi versent des larmes. I (28/04/2020)
Les arbres aussi versent des larmes. III (28/04/2021)
Les arbres aussi versent des larmes. IV (28/04/2022)
La légende de l’errance.I (27/04/2023)