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Le bar à poèmes
9 janvier 2019

Paol Keineg (1944 -) : Le poème du pays qui a faim

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Le poème du pays qui a faim

 

Bonjour à vous

gens de ces maisons

bonjour bonjour

et permettez

que j’enlève mon chapeau

que je le range avec mes sabots

et puisque me voilà

bonjour au trépied bonjour au sucrier

bonjour au bank débordant d’envers du décor

     de dessous de cartes et de courants d’air

bonjour au vaisselier de mon âme où les coqs

     pavoisés se parent de la rose des bruyères

     dans une odeur de houx

bonjour au sabotier bonjour au cantonnier

bonjour aux lanières tendres des glycines le

     long des murs défaits

bonjour au couperet multiple des grêles d’avril

bonjour au cheminement sans fin du sang

     sous notre peau

bonjour à vous les forêts qui faites flèche de

     tout cime

bonjour à vous lames de vent prises dans le filet

     de nos mains

bonjour à la foule des mains de femmes durcies

     au feu de l’eau

bonjour à la foule des visages aimés

 

bonjour à toi

mon peuple et mon pays

 

légataire de notre éternité

je souhaite vivre et mourir

là où flambent les fagots

dans le brasier des fours de fermes

sur la terre cuite des cheminées d’usines

sous la cendre des après-midi réminiscents

et si j’écris

c’est pour la crête ailée des étables

c’est pour les troupeaux de brebis pleines qui

     traînent le long des fossés

c’est pour les échafaudages dans les quartiers

     neufs

c’est pour les yeux de mes frères marqués au

     fer rouge

 

plongez vos yeux dans mes yeux

vous franchirez les cap-horns inaccessibles

     vous gravirez les  cordillères lunaires de

     nos espérances

placez vos mains sur mes mains

vous sentirez le blé se changer en pain

et le pain se changer en sang

 

vous verrez croître l’arbre de mon sang

sous mes paupières closes

 

me voila tout entier

dans ma table de châtaignier

les deux pieds bien sur terre

dans la rumeur fêlée des gens

accoudés à la margelle des fenêtres

dans le feu follet près du calvaire

dans les charrois de foin et de luzerne

tirés par d’immenses chevaux acharnés

dans le rebondissement pesant du seau

contre la parole fraîche du puits

dans les pommes nouvelles tombées du pommier

dans le pressoir de ma joie usée

dans les vêtements rapiécés

qu’elle repasse au pied du lit

me voila tout entier

les deux pieds bien sur terre

 

comprenez-moi

il fallait que je sois la silhouette courbée

     clapotant par les flaques d’eau

la parole d’amitié qui va droit aux cœurs sans

     histoires

la parole donnée

il fallait que je sois le cresson et puis la souche

le verger en pente douce

l’enfant voleur et menteur et réservé avec les

     étrangers

comprenez-moi

il fallait que je sois le sabot du cheval dans la

     poigne du forgeron

la crinière des toits d’ardoises sur les villes

     prostrées

il fallait que je sois la partition lézardée des

     paroles qui font mal

l’énigme des paroles qui ne passent pas

 

comprenez-moi

partout

partie prenante de tout

il fallait bien qu’un jour j’apprenne

à être moi

 

à la fin des fins

pourquoi se plaindre et s’apitoyer

sur notre terre qui se refroidit ?

quand tout sombre autour de nous

à quoi bon tenter de recueillir

la douceur éclatante des jours d’été et la

     vigueur musculaire des vents d’hiver ?

à quoi bon s’asseoir à leur table

à quoi bon se nourrir de miettes

quand ils découpent nos horizons au

     chalumeau ?

 

à la fin des fins

il nous appartient

d’inventorier nous-mêmes nos bêtes sauvages et

     nos chants et nos danses et nos charrues et

     nos barques et nos rues et nos masques

et nos  nids de corbeaux et nos désirs ardents

il nous appartient

d’enfin secouer le joug

pour gauler les fruits quotidiens de liberté

 

vous ne savez donc pas que notre soleil

n’est pas tout à fait comme le vôtre ?

que notre cœur n’est pas le vôtre ?

que vos regards n’ont pas l’empâtement des

     vôtres ?

 

familières

les langues de décembre

ne vous ont donc jamais léché la main ?

 

pris dans les glaces

pris dans les marées d’ardoises suant la crasse

     et la misère

pris sur le fait pris sur le champ

prisonniers

menottes aux poings

nos cris se répercutent de porte à sentier

d’écho à rivière de pluie à printemps

nos cris se répandent comme des lacs

nos cris se font sources nos cris se font fleuves

courts rampants haletants brisés

nos cris sombres de joie féroce et noirs de

     liberté

menottes aux poings

gendarmes emmenez-moi vers les silences qui

     vous effraient

et vous les juges

écoutez-nous :

pour être nés Bretons

nous sommes condamnés

condamnés à la vie fournaise

     à la vie céréale

     à la vie panache d’écureuil

condamnés aux bois de pins à la gangue des

     fruits

aux vrilles des forêts aux lambris des tourbières

 

devant nous

à perte de vue

dans nos corps eux-mêmes

les cavaleries pourpres des chevaux de fermes

l’irruption de nos rêves organisés

les embuscades rauques dans les cimetières

l’épine des fusils brûlants

et la victoire du blé

la victoire rouge du blé

devant nous

dans notre chair elle-même

les larmes de brume et la solitude

 

nous sommes condamnés

à passer au fléau de nos mots

et au tarare hoquetant de nos chants

le bruit de vos respirations sifflantes

et le vide mou de vos haleines couperosées

 

nous ricanons comme des hochets d’acier

nous tremblons de fièvre et de haine

sous la morsure blême de vos sourires pochés

qui rentrent en eux-mêmes comme de gros rats

     en leur terrier

 

un vieux meurt

une vieille meurt

mais nul lys nulle lettre d’or nul ave maria

ne pousse de leur poitrine creuse

nul Salaün qu’ils nomment toujours le Fou

 

     nous sommes un peuple

     aux colonnes de vent

     aux portes estuaires

     aux rires de pluie

     aux chants d’outre-terre

     aux vertèbres de plomb

     au masque mortuaire

     aux lampes d’argile

     aux barrières de feu

     aux cris crépusculaires

     aux ongles noueux

 

     nous sommes un peuple

     de rien

     et nous avons faim

 

un à un

lourds de toutes les mottes de notre sol

nous limons chaînes et barreaux

qui lient notre peuple à sa terre battue et à

     ses toits de chaume

et vissent en nos oreilles les mots de la peur

et ancrent en son cœur les péniches de la

     résignation

 

ô nuits extrêmes

flammes de silence

j’ai déchiffré

les runes atlantiques

j’ai vu se tordre

les serpents à plumes parmi les vagues en

     fusion

j’ai dansé

dans les courants venus d’ailleurs et le

     ronflement des batteuses

les enlacements de vipères et les rires cassants

     comme des dents

les digitales madrépores et les lames de fond

     qui expirent au zénith

 

c’est vrai

nous avons versé notre sang

dans le ventre de nos chevaux et de nos cargos

dans le poids démesuré de l’océan

dans le cours irréversible de nos espoirs de

     chêne

dans le sillon brouillés de larves et de mouettes

 

et de notre sang épais

ils se sont engraissés

 

sans fausse note

sans tambour ni trompette

sans couronne ni fleur

 

d’un coup d’épaule

nous poussons la carcasse de nos fenêtres

     entr’ouvertes

sur les terres amples et hautes en mémoire

sur les terres fécondes inondées de jours et de

     saisons

où s’apaise le ressac de tous les grands

     naufrages

où j’attise accroupi l’incendie des aurores

 

d’un coup de pied

nous ouvrons les portails de cristal

     à tous les brocarts de l’esprit

     à tous les parfums de l’esprit

     à toutes les ondées de l’esprit

     à toutes les cavernes de l’esprit

     à toutes les étincelles tous les embrasements

toutes les illuminations de l’esprit

 

en vérité

je vous le dis

si nous avons faim

c’est de pics de pelles de pioches

c’est d’aiguillages de tracteurs de remorqueurs

     de locomotives

si nous avons faim

c’est de trois-mâts long courrier

vous nous traquez

au fond de nos dernières collines et au fond de

     nos dernières banlieues arabesques

et vous nous poursuivez

sans trêve ni quartier

clouant nos mains agitées arrachant nos branches

     de lierres et nos coquillages géants étouffant

     nos granges de pierre où gambadent nos brebis

     nouvelles - mères et fusillant toute lueur et

     toute velléité

vous nous traquez

sous le couvercle des toits de fermes jusque dans

     le ventre bourdonnant des hannetons de l’été

     au fond de nos puits sans fond

je vous hais

je vous hais

mes mains impatientes du feu

tâtant la chaux blanche des murs

et ma bouche s’épuise en appels stridents

je hais vos chairs humides et froides

 

vous ne changerez

jamais

vous qui détruisez

tout ce qui n’est pas vous

 

     nos yeux sont de pierre

     nos cils sont de pierre

     nos larmes sont de pierre

     et nos fleurs sont de pierre

     fleurs en forme de cicatrices bleues

     fleurs des cascades fleurs des marais

     fleurs magnifiques et silencieuses

     fleurs comme rais de lumière

     et comme grains mis à germer

     dissolvant les débris calcinés

     de leurs paroles à la dérive

 

furtivement

nous nous glissons

sous l’écorce des troncs morts

dans la nacelle des arbres en fleurs

dans le salpêtre des jours d‘automne

pour célébrer les vents chorégraphiques et

     l’empreinte du soleil sur la rétine des

     fleuves

pour chanter la paix du matin

 

pour dire l’angoisse de notre patrie

 

seuls

nous nous élançons

à la conquête des galops de lumière

recensant la mosaïque rare des ornières

et séchant nos plaies sur des herbes d’enfer

nous seuls

du bout du bout du monde

sapons les murailles opaques du mensonge

nous seuls du bout

du monde

nous seuls du bout du

monde

 

faut-il incriminer les perspectives vertigineuses

de nos âmes sans freins ni limites

de nos âmes borgnes et bancales

qui ne vivent pleinement que de l’autre côté des

étoiles ?

où est-ce la faute de nos élans coupés net

qui retombent sur terre comme copeaux de bois ?

 

     je ne sais

     j’ai cent ans

     je suis maigre

     mes habits sont noirs

     et je tiens mes champs en cage

     de peur que vos regards ne les brisent

     nous autres

     nous savons bien que nos oiseaux

     pourraient perdre leur lustre séculaire

     et que nos saints de rocaille

     pourraient irrémédiablement

     perdre leur pulpe endolorie

     par des milliers de pluies

 

vous croyez que nous restons là

à pourrir sans nous cabrer

vous avez l’œil dur et marchand

vous ne savez pas qui nous sommes

vous nous jaugez vous nous soupesez

mais sachez que

malgré les branches de l’étoile de mer

malgré les banquises croisant au large de nos

     côtes malgré nos paysages de braise malgré

     la racine de l’herbe folle malgré les orchestres

     de l’eau à tous les horizons malgré les végé –

     tations vivaces de nos amours

sachez que nous ne pouvons dormir ni rêver ni

     fredonner au milieu de nos villages égorgés

     et de nos moissons asséchées

     sachez que nous ne pouvons dormir quand roulent

     dans vos plaines les trains noirs de la

     déportation

 

ô fougères fougères

fougères du bord des routes météoriques

fougères aux volutes de soie

vos cent bras redressés

dessinent sur la mousse des étincelles de rosée

et le marteau de vos spores

insuffle de flamboyantes couleurs

aux rosaces fragiles des brouillards sur les toits

 

voici venir les abbayes phosphorescentes

voici venir les mois noirs à tire-d’aile l’œil fixe

     des aubes sans lendemain le voile rouillé

     des araignées expirantes  la frange ébréchée

     des nuages en jachère

voici venir dans les champs majuscules

     les filles chaudes

     les filles aux gorges tièdes

     les filles de soufre et de safran

     les filles éparses dans l’ogive des arcs-en-ciel

     fléchissants les filles prostituées prenant

     le train et le bateau

- aucune chanson électrique n’éclate sur leurs lèvres

     éteintes -

     les filles aux hanches fécondes

     aux charmes anciens

     aux pommettes de silex

     les filles de mimosa

     aux cheveux barbelés

 

non

il n’y aurait pas de place pour un seul mot

entre mes champs de blé et mes moissons

     d’angélus

entre le rire de mes enfants et la corolle des

     ruisseaux

entre la laine du crépuscule et l’échelle des

     heures

tu offres tes brunes épaules d’épis mûrs

à la lèpre amère des orties

et tu jettes aux fontaines incandescentes

l’éclat neuf de ton corps pubère

 

ah ! je ne sais rien encore

de ce pays dévertébré

où les chevaux et les vaches de toutes les

     couleurs ont dans les champs des embardées

     agiles et gourmandes

je ne sais rien de la rosée ni du crachin ni des

     craches que déposent les coucous en bulles

     blanches sur les genêts immobiles

je ne sais rien des profondes mantes noires que

     portent les femmes aux premiers jours de

     novembre parmi les maisons basses

je ne sais rien des toits crevés des sols humides

     et glissants de la toux osseuse dans l’escalier

je ne sais rien des barreaux manquants de l’échelle

     de la haute solitude de l’épervier du hibou

     crieur de nuit

je ne sais rien encore de la splendeur de nos

     visages ni de nos rires robustes

mais je connais par cœur les méandres passionnés

     des veines du cou ceux du poignet

les entrelacs paradisiaques de nos mains au fil de

     l’eau le cours abandonné de nos paysages

     d’argile

 

J’ai tant navigué sur les étangs violets cernés de noir

     qui dorment au fond des enfants malades

j’ai tant respiré les miasmes spongieux où se déchirent

     les sommeils en rideaux de soie où stagnent des

     flaques de silence où s’enroulent pantelants et

     glacés les cheveux du rêve

 

Je ne sais rien encore

de ce pays dévertébré

de ce pays où il n’y aura bientôt plus d’enfants pour

     les moineaux pour l’école buissonnière

de ce pays lové dans ses draps de feuilles mortes

de ce pays aux miroirs fêlés aux couteaux ébréchés

     aux faucilles sans manches aux puits d’eaux

     saoules envahies par des algues rouies

je ne sais rien encore

de mon pays remuant comme le tremble

 

je vois !

oh !je vois

la cohue puissante des anges sur la mer

les auges de pierre sur l’épine dorsale des vagues

les hommes debout à l’avant des vaisseaux de granit

conversant avec Dieu

saluant les troupeaux de squales et les envolées de goélands

ils abordent grèves et marécages

ils harponnent haies et talus

ils sautent les barrières et les troncs morts

ils ruissellent de sueur dans la pluie et dans le vent

hardi ! les arbres s’abattent ! clairières après

     clairières !

hardi ! les souches flambent ! les fours s’élèvent !

hardi ! le blé se lève ! le blé mûrit ! le blé s’ajoute au

     blé en un fleuve roux et parfumé

hardi ! ils ont piqué émondé scié débité chassé tué 

     semé hersé roulé creusé démoli  reconstruit coupé

     et raccordé !

 

mais on leur a coupé la langue

on a élevé des murs de forteresse

entre leurs enfants et eux

ils ont pleuré

ils ont prié

ils ont aimé

 

mais pour avoir été vaincus

on leur a passé le mors à la bouche

on leur a passé la muselière sur la gueule

et leurs enfants

leurs enfants oublieux de l’eau verte des fossés du

     frou-frou de l’aubépine du caquetage des geais

leurs enfants oublieux et insatiables

leurs enfants sont partis par bancs serrés

     Bretons exportés… Bretons déportés… Bretons

     saisonniers à Jersey…Bretons fermiers d’

     Aquitaine … Bretons canalisés…pressurés…

     Bretons ouvriers à Paris… Bretons manufacturés…

     moulés…stéréotypés … mirés calibrés désinfectés

     enveloppés encaissés et expédiés… petits

     Bretons semblables et interchangeables … Bretons

     inadaptés exploités humiliés écrasés aspirés

     asphyxiés oubliés… Bretons colonisés…Bretons

      sous - développés…

     BRETONS ALCOOLISES

     bons pour le service bons pour la mitraille la

     boue la baïonnette bons pour les jungles bons

     pour la plaine d’alfa bon pour la boucherie

     bons pour l’Algérie

     colonisés colonialistes

     Bretons bons pour la plonge à New York… bûcherons

          au Québec … petits Bretons au petit cœur de fonc-

          tionnaire… à l’inerte harassement de  sous-prolétaire…

     bons pour le service

     bons pour l’alcool

     bons pour l’impôt

mais gardant toujours au fond de la bouche le goût de

     l’ardoise celui du genêt

le goût du sel

 

c’est un de nos villages qui brûle

quand un de nos frères saccage un village vietnamien

c’est nous tous qu’il massacre

quand il fracasse le crâne d’un enfant algérien

 

et nos visages suinte de crachats

 

     il est pourtant des villes

     et des campagnes tranquilles

     où les maisons joue contre joue

     dorment en file

     il est pourtant des creux de mains

     - loin de la puanteur sonore des égouts –

     d’où jaillissent comme moissons

     des vols surpris de perdrix

     il est pourtant des yeux d’enfant

     aux eaux herbeuses

     où viennent brouter silencieuses

     des biches à la robe fauve

     il est pourtant un pays

     qu’on ne devrait pas fuir

     qu’on ne devrait pas salir :

     son pays

 

quand j’aurai paré tes poignets des mille cailloux du

     chemin

quand j’aurai plongé dans les spirales bleutées de l’escalier

     de tes yeux

quand j’aurai écarté les barreaux solides de nos cages

     thoraciques trop étroites

quand j’aurai transmuté en oiseaux de paradis les minéraux

     coupants de nos éclats de voix

quand j’aurai changé en rouge liberté les voyelles et les

     consonnes qui s’épanouissent en nous

quand j’aurai senti en nos ventres dilatés s’épaissir l’espoir

     capricieux comme  un troupeau de chèvres

quand j’aurai vu s’éloigner de notre peuple les pontons de

     l’accoutumance pour gagner l’immensité des mille

     langues de l’océan

 

quand j’aurai paré tes flancs des mille mousses d’un ciel

     de neige

alors je serai digne de toi

mon amour

 

mais revoici

l’angoisse interminable de l’horloge

le poids prémédité de l’horloge

l’éparpillement des heures de l’horloge

le goutte à goutte des heures de l’horloge

le picotement impitoyable des heures de l’horloge

 

courage courage

l’acier de nos yeux

s’émeut en germinations secrètes

dans toutes les blessures rouvertes

l’acier de nos yeux

et le tranchant de la lumière

finiront par crever les carapaces d’indifférence

 

Je vous salue hirondelles des cheminées hirondelles

     nouvelles sous les toits trempés

je vous salue papillons étourdis par la moiteur de

     midi et remous de feuillages où il fait bon dormir

je vous salue broussailles des nuages en feu

     embouchure de la bise arbalète de la grêle et

     fourmilières infinies de la neige

je veux sillonner les sentes millénaires menant aux

     villes englouties et faire la roue parmi les étoiles

     du ciel rouge

je veux repousser l’étroitesse du temps qui meurt avec

     les flots dans l’effritement des galets

je veux cueillir les grappes de lierre sur les maisons

     en ruine et la ronce sur le tas de cailloux

je veux sentir glisser sur l’avoine les escadres de

     vaisseaux fantômes et chevaucher l’hippocampe

     qui roule dans les plis rythmés de l’océan

explosez nénuphars en fleurs

explosez dômes ciselés des chênes en proie à l’hiver

explosez premiers frissons de l’aube

raidis sous un amoncellement de visages désertés

 

je veux flamber haut contre les murailles de l’oubli

 

     vous frappez à notre porte

     pleins de vous-mêmes semblables

     aux embryons qui tressaillent

     dans le ventre de vos yeux

     vous nous revenez à petits pas

     vous nous appelez

     par nos petits noms de condamnés

     vous  nous touchez du bout de l’ongle

     comme si vous sentiez la pierre

     qui se déverse dans nos artères

     le temps ne va plus

     non plus que les longs vents de la montagne

     qui transportaient nos chants

     nous avons détourné l’immense

     conjuration du silence

     et nous voilà jetés

     à l’horizon des fièvres

     aux étreintes brûlantes du soleil écarlate

     ils voudraient nous trouer les pieds et les mains

     parce que nous tordons le cou aux épouvantails de

          l’oppresseur

 

ils voudraient nous faire

à leur image

 

vienne l’hirondelle

vienne l’hirondelle et le printemps

vienne la tiédeur de ton corps parfumé

vienne le marteau de notre sang sur l’enclume de la

     vie

vienne le prolongement gigantesque de nos rires

     délivrés

vienne des forêts horizontales le grand enthousiasme

     des sources vives

vienne la salamandre tentaculaire

vienne le tourbillon âcre des fanes de l’automne

vienne la chute rassurante de la suie sur les brandons

     du foyer

vienne le bruit des portes qu’on referme sur la chambre

     assoupie

 

et que vienne

le rutilement de la colère

l’explosion de la colère

la colère de toutes les colères

 

car

si quelque jour

exsangue exproprié

notre peuple cessait d’être un peuple

alors mille crocs crochets barres lances machine et

     fusils

surgiraient du sol

à la place de l’herbe et des fleurs

à la place de l’arbre et des villages assassinés

à la place de l’aube dans la procession des rues et des

     routes dans le terreau l’humus l’argile dans la

     dentelle des grandes marées écumantes

et les chiens errants projetteraient leur bave

     vénéneuse

et nos poitrines se hérisseraient de piques

et nos glandes sécréteraient le plomb

et nos mains deviendraient bois de la crosse

 

alors le sang envahirait les marécages de nos

     poumons

 

     là-bas, par-delà les grandes forêts

     pétrifiées, où naissent et meurent de

     grands oiseaux blancs, froids et  nets

     comme la couronne d’un vent d’hiver,

     là-bas, par-delà les mers incessantes

     et cachées, labourées de brouillards et

     de brumes, baignées d’un frimas bleuâtre,

     gîtent les sept espaces de la mort ; des

     chemins creux conduisent à ces horizons

     rivés et chavirés ; rien n’y bouge, sinon

     des ombres ténues butinant les cieux

     minuscules dans un demi-sommeil

     jonché de roides rosées ; par temps calme,

     on peut les voir courir à l’ombre d’un

     manoir ouvert et vide, au plus profond

     des racines de la vie ; parfois, effrayées,

     elles font un bond de côté, et de grands

     oiseaux blancs s’envolent dans un lourd

     clapotis d’ailes

 

c’est vrai

que tout s’accorde

tout se consomme

dans le calme serein des labyrinthes de la mort

 

je me retrouve

dans les bourgeonnements conjugués du soleil et

     de la neige

dans la flore magique des feux de bois

dans l’écho cyclique  des saisons péninsulaires

je me découvre

nouveau-né

dans les premiers pas de la nouvelle année

 

j’aurais tant voulu

entrer simplement

essuyer mes sabots de bois sur le paillasson de ma

     porte

accrocher au porte-manteau ma veste lourde de pluie

prendre ma chaise basculante et mes livres délicats

et vous parler

de la chute sourde des châtaignes ébouriffées

du poitrail roux et blanc des chevaux à l’abreuvoir

des orgues métalliques au-dessus des villes

     industrielles

j’aurais tant voulu

vous chanter le crépuscule sur la harpe des grilles

     de ma maison

converser avec vous dans l’oasis des fontaines

     moussues

vous suivre en pataugeant derrière un tombereau

     débordant de trèfle blanc

et écouter en fumant les histoires anciennes de notre

      peuple à peine éclos

mais peut-être

n’êtes-vous pas sensible

à l’herbe gelée

qui craque sous les pieds ?

peut-être rêvez-vous kiosques et palais géométriques

quand nous nous chauffons sous les manteaux de

     cheminées ?

 

que m’importe

si je reste seul avec ma femme et mes enfants et ma

     maison

dans la cathédrale des talus et les alignements des

     sapins

j’y suis au chaud

loin des villes étrangères et sarcophages et

     anthropophages

loin des agglomérations écarquillées et vitreuses

loin des profiteurs des renégats des collaborateurs

loin des somnambules

loin du bruit

 

     donnez-nous la vie

     nous ferons de l’or

 

de prime abord

rien ne nous distingue

dans nos chaînes de collines vermoulues

ni de vos rires ni de votre évidence navrante

l’œil un peu vague le pas bien appuyé

nous aimons les silences

où s’abreuvent les anges

nous poussons la chanson

quand le cidre donne le ton

et parfois nous mourons

dans des éclaboussements de verre et de

     cristal

mais question de sentiment

nous avons plus de passion

pour nos bêtes nos forêts nos enfants

que vous en aurez jamais

pour vos ventres croupissants

 

alors s’élève la vague des enfants nouveaux

     envahissant les jours noirs et rouges du

     calendrier les lettres enluminées de  l’alphabet

     des pauvres les pentes ravinées du pain

abattant à coups de hache les chemins qu’on leur

     avait déjà tracés empierrés et concassés

mon pays est lourd et mouvant comme la mer qui

     se prend aux ronces des rochers et se déchire

     sans bruit à la coque des bateaux

mon pays est tressé de câbles et de filins noués

     aux montagnes de fer et aux cauchemars

     flottants

mon pays a des millions de mains mon pays

     sommeille derrière ses paravents de brume

mon pays abrite des églises de vent et scrute en

     vain les souterrains de la damnation éternelle

 

j’en ai le rouge au front

j’en ai le rouge aux mains

dressé sur mes racines

j’en ai le rouge à ma maison

je niche à tous les carrefours

je tremble à tous les vents

depuis que je connais les berges molles des fleuves

     de vase la trahison des herbes vides et le calice

     douloureux des feux déracinés

 

depuis le jour de ma naissance

spolié de tous mes biens spolié de mes yeux de

     mes pores de mes os et de mes mains

on a volé mon pain

on a arraché la langue maternelle de mon palais

     d’enfant

et ravi tous les noms familiers

le nom merveilleux du chat celui du chien les mots

     taupinière gouvernail et cerisier en fleurs

le nom palpitant de mes pères disparus

depuis le jour de ma naissance

à la porte de moi-même

à la recherche des grandes cheminées des barques

     pourries à la remise et du tison sur l’enclume

aimant traverser les ponts penchés sur les moulins

depuis le jour de ma naissance

vidé de ma propre substance

dépossédé de mes veines et de mon sang

doublé par un étranger

moi-même

 

- lorsque s’effondrent les bûches dans l’âtre brun

     j’aime qu’on frappe à ma porte le glas de la

     réalité  -

 

mon pays vagabonde transparent dans le miroir des

     golfes tissés de sel

mon pays s’incruste le long du chemin de fer et dans

le sillage des villages ridés

les oiseaux coulent entre ses doigts les averses de

     pluie le scient au passage et les vols de canards

     sauvages le traversent de part en part

mon pays m’aveugle et m’étouffe dans ses milliers

     bras

 

Editions Traces

44300 Le Pallet, 1967

Du même auteur :

Hommes liges des talus en transe (09/01/2014)

Kerzaniel / Kerouzac’h / Penn ar menez (09/01/2015)

 « L’auge a poussé dans la muraille… » (09/01/2016)

 « Quand j’étais jeune… » / « Pa oan bihan… » (08/01/2018)

Dahut (09/01/2020)

« Je souris... » / « Mousc’hoarzhin a ran... » (09/01/2021)

Sans esprit de retour (06/07/2021)

Boudica (1-20) (09/012022)

Boudica (21-40) (09/012023)

Taliesin (09/01/2024)

 

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F
Toujours emouvant de lire Paol Keineg...
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Le bar à poèmes
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