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Le bar à poèmes
11 novembre 2018

Jules Supervielle (1884 – 1960) : Prière à l’inconnu

JulesSupervielle_1_

 

Prière à l’inconnu

 

 

Voilà que je me surprends à t'adresser la parole, 

Mon Dieu, moi qui ne sais encore si tu existes

Et ne comprends pas la langue de tes églises chuchotantes, 

Je regarde les autels, la voûte de ta maison 

Comme qui dit simplement : « voilà du bois, de la pierre, 

Voilà des colonnes romanes. Il manque le nez à ce saint 

Et au-dedans comme au-dehors, il y a la détresse humaine. » 

Je baisse les yeux sans pouvoir m'agenouiller pendant la messe 

Comme si je laissais passer l'orage au-dessus de ma tête 

Et je ne puis m'empêcher de penser à autre chose. 

Hélas ! J’aurai passé ma vie à penser à autre chose, 

Cette autre chose, c'est encore moi, c'est peut-être mon vrai moi-même. 

C'est là que je me réfugie, c'est peut-être là que tu es, 

Je n'aurai jamais vécu que dans ces lointains attirants, 

Le moment présent est un cadeau dont je n'ai pas su profiter, 

Je n'en connais pas bien l'usage, je le tourne dans tous les sens, 

Sans savoir faire marcher sa mécanique difficile. 

Mon Dieu, je ne crois pas en toi, je voudrais te parler tout de même. 

J'ai bien parlé aux étoiles, bien que je les sache sans vie, 

Aux plus humbles des animaux, quand je les savais sans réponse, 

Aux arbres qui, sans le vent, seraient muets comme la tombe. 

Je me suis parlé à moi-même, quand je ne sais pas bien si j'existe. 

Je ne sais si tu entends nos prières, à nous les hommes, 

Je ne sais si tu as envie de les écouter, 

Si tu as comme nous, un cœur qui est toujours sur le qui-vive,

Et des oreilles ouvertes aux nouvelles les plus différentes,

Je ne sais pas si tu aimes à regarder par ici, 

Pourtant je voudrais te remettre en mémoire la planète Terre,

Avec ses fleurs, ses cailloux, ses jardins et ses maisons.

Avec tous les autres et nous qui savons bien que nous souffrons. 

Je veux t'adresser sans tarder ces humbles paroles humaines

Parce qu'il faut que chacun tente à présent tout l'impossible, 

Même si tu n'es qu'un souffle d'il y a des milliers d'années

Une grande vitesse acquise, une durable mélancolie

Qui ferait tourner encore les sphères dans leur mélodie.

Je voudrais, mon Dieu sans visage et peut-être sans espérance

Attirer ton attention, parmi tant de ciels vagabonde,

Sur les hommes qui n'ont pas de repos sur la planète. 

Ecoute-moi, cela presse, ils vont tous se décourager

Et l'on ne va plus reconnaître les jeunes parmi les âgés.

Chaque matin, ils se demandent si la tuerie va commencer, 

De tous côtés, l'on prépare de bizarres distributeurs

 

De sang, de plaintes et de larmes,

L'on se demande si les blés ne cachent pas déjà des fusils. 

Le temps serait-il passé où tu t'occupais des hommes, 

T'appelle-t-on dans d'autres mondes, médecin en consultation, 

Ne sachant où donner de la tête, laissant mourir sa clientèle.

Ecoute-moi, je ne suis qu'un homme parmi tant d'autres, 

L'âme se plait dans notre corps, ne demande pas à s'enfuir

 

Dans un éclatement de bombe, 

Elle est pour nous une caresse, une secrète flatterie. 

Laisse-nous respirer encor sans songer aux nouveaux poisons,

Laisse-nous regarder nos enfants sans penser tout le temps à la mort. 

Nous n'avons pas du tout le cœur aux batailles, aux généraux. 

Laisse-nous notre va-et-vient, comme un troupeau dans ses sonnailles, 

Une odeur de lait se mêlant à l'odeur de l'herbe grasse. 

Ah ! si tu existes, mon Dieu, regarde de notre côté, 

Viens te délasser parmi nous, la Terre est belle avec ses arbres,

 

Ses fleuves et ses étangs, si belle, que l'on dirait

 

Que tu la regrettes un peu.

Mon Dieu, ne va pas faire encore la sourde oreille,

Et ne va pas m'en vouloir si nous sommes à tu et à toi,

Si je te parle avec tant d'abrupte simplicité, 

Je croirais moins qu'en tout autre en un Dieu qui terrorise ; 

Plus que par la foudre tu sais t'exprimer par les brins d'herbe,

Et par les yeux des ruisseaux et par les jeux des enfants, 

Ce qui n'empêche pas les mers et les chaînes de montagnes. 

Tu ne peux pas m'en vouloir de dire ce que je pense,

De réfléchir comme je peux sur l'homme et sur son existence,

Avec la franchise de la Terre et des diverses saisons

(Et peut-être de toi-même dont j'ignorais les leçons).

Je ne suis pas sans excuses, veuille accepter mes pauvres ruses,

Tant de choses se préparent sournoisement contre nous,

Quoi que nous fassions nous craignons d'être pris au dépourvu,

Et d'être comme le taureau qui ne comprend pas ce qui se passe,

Le mène-t-on à l'abattoir, il ne sait où il va comme ça,

Et juste avant de recevoir le coup de mort sur le front

Il se répète qu'il a faim et brouterait résolument,

Mais qu'est-ce qu'ils ont ce matin avec leur tablier plein de sang

A vouloir tous s'occuper de lui ? 

(Pontigny, juillet 1937.)

 

La Fable du monde

Editions Gallimard, 1938

Du même auteur :

 L’Allée (12/11/2014)   

Hommage à la vie (12/11/2015)

Le forçat (12/11/2016)

Nocturne en plein jour (12/11/2017)

Trois poèmes de l’enfance (12/11/2019)

Les amis inconnus (12/11/2020)

Oublieuse mémoire (12/112021)

Mes légendes (12/11/2022)

Le matin du monde (12/11/2023)

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