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Le bar à poèmes
12 juillet 2018

Léopold Sédar Senghor (1906 - 2011) : Chant du printemps

senghor1984_1_

 

Chant du printemps

Pour une jeune fille noire au talon rose

 

I

 

Des chants d’oiseaux montent lavés dans le ciel primitif

L’odeur verte de l’herbe monte, Avril !

J’entends le souffle de l’aurore émouvant les nuages blancs de mes rideaux

J’entends la chanson du soleil sur mes volets mélodieux

Je sens comme une haleine et le souvenir de Naëtt sur ma nuque nue qui s’émeut

Et mon sang complice malgré moi chuchote dans mes veines.

C’est toi mon amie – Ô ! Ecoute les souffles déjà chauds dans l’avril d’un autre

   continent

Oh ! écoute quand glissent, glacées d’azur, les ailes des hirondelles migratrices

Ecoute le bruissement blanc et noir des cigognes horizontales à l’extrême de

   leurs voiles  déployées

Ecoute le message du printemps d’un autre âge, d’un autre continent

Ecoute le message de l’Afrique lointaine et le chant de ton sang !

J’écoute la sève d’Avril qui dans tes veines chante.

 

II

 

Tu m’as dit :

— Écoute mon ami, lointain et sourd, le grondement précoce de la tornade

   comme un feu roulant de la brousse

Et mon sang crie d’angoisse dans l’abandon de sa tête trop lourde livrée aux

   courants électriques.

Ah ! là-bas l’orage soudain, c’est l’incendie des côtes blanches, de la blanche

   paix de l’Afrique mienne.

Et dans la nuit où tonnent de grandes déchirures de métal

Entends plus près de nous, sur trois cents kilomètres, tous les hurlements des

   chacals sans lune et les miaulements félins des balles

Entends les rugissements brefs des canons et les barrissements des pachydermes    

   de cent tonnes.

Est-ce l’Afrique encore cette côte mouvante, cet ordre de bataille, cette longue

   ligne rectiligne, cette ligne d’acier et de feu ?…

Mais entends l’ouragan des aigles-forteresses, les escadres aériennes tirant à

   pleins sabords

Et foudroyant les capitales dans la seconde de l’éclair.

Et les lourdes locomotives bondissent au-dessus des cathédrales

Et les cités superbes flambent, mais bien plus jaunes, mais bien plus sèches

   qu’herbes de brousse en saison sèche.

Et voici que les hautes tours, orgueil des hommes, tombent comme les géants

   des forêts avec un bruit de plâtras

Et voici que les édifices de ciment et d’acier fondent comme la cire molle aux

   pieds de Dieu.

Et le sang de mes frères blancs bouillonne par les rues, plus rouge que le Nil —

   sous quelle colère de Dieu ?

Et le sang de mes frères noirs les Tirailleurs Sénégalais, dont chaque goutte

   répandue est une pointe de feu à mon flanc.

Printemps tragique ! Printemps de sang ! Est-ce là ton message, Afrique ?…

Oh ! mon ami — ô ! comment entendrai-je ta voix ? Comment voir ton visage

   noir si doux à ma joue brune, à ma joie brune

Quand il faut me boucher les yeux et les oreilles ?


III

 

Je t’ai dit :

— Écoute le silence sous les colères flamboyantes de l’orage

La voix de l’Afrique planant au-dessus de la rage des canons longs

La voix de ton cœur, de ton sang, écoute-la sous le délire  de ta tête de tes cris.

Est-ce sa faute si Dieu lui a demandé les prémices de ses moissons

Les plus beaux épis, les corps les plus beaux élus patiemment parmi mille

   peuples ?

Est-ce sa faute si Dieu fait de ses fils les verges à châtier la superbe des nations ?

Écoute sa voix bleue dans l’air lavé de haine, vois le sacrificateur verser les

   libations au pied du tumulus.

Elle proclame le grand émoi qui fait trembler les corps aux souffles verts d’Avril

Elle proclame l’attente amoureuse du renouveau dans la fièvre de ce printemps

La vie qui fait vagir deux enfants nouveau-nés au bord d’un tombeau cave.

Elle dit ton baiser plus fort que la haine et la mort.

Je vois au fond de tes yeux troubles la lumière étale de l’été

Je respire entre tes collines l’ivresse douce des moissons.

Ah ! cette rosée de lumière aux ailes frémissantes de tes narines !

Et ta bouche est comme un bourgeon qui se gonfle au soleil

Et comme une rose couleur de vin vieux qui va s’épanouir au chant de tes

   lèvres.

Écoute le message, mon amie sombre au talon rose.

J’entends ton cœur d’ambre qui germe dans le silence et le Printemps.

Paris, Avril 1944

 

Hosties noires,

Editions du Seuil, 1948

Du même auteur :

Prière pour la paix (13/07/2014)

L’Absente (13/0720/15)

Ndessé (13/07/2016)

Elégie des eaux (13/07/2017)

Chants d'ombre I (13/07/2019)

Chants pour Signare (13/07/2020) 

Le retour de l’enfant prodigue (13/07/2021)

Chants d'ombre II (13/07/2022)

Elégie de minuit13/07/2023)

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