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Le bar à poèmes
6 juillet 2018

Jan Vladislav (1923 – 2009) : Soliloques

 

 

vladislav_jan_1_

Soliloques

 

1

Où les emportes-tu,

train, destin,

au panache de fumée

sous le firmament noir

et au-dessus de moi ?

 

Où portes-tu la tête

penchée à la fenêtre

comme si elle attendait

le couperet

de ta guillotine ?

 

Où portes-tu ces bras

levés, rajustant

la chevelure blonde

que fixe

de son coin un homme chapeauté

paré du rubis

de sa cigarette ?

 

Où portes-tu ces valises

posées sur les lattes

écaillées des bancs

quand au-dessus de moi

qui me tiens dans la nui

sous le viaduc,

ils défilent sans fin ?

 

Où donc,

destin panaché de fumée,

m’emportes-tu ?

 

2

Non, je ne veux pas sortir

à jamais de votre mémoire,

et tout ce que je fais là,

chacun de mes pas, chaque lettre

que je pose avec fureur et crainte sur le papier

veut juste le contraire :

je veux que vous criiez en lisant

quand je n’y serai plus ;

je veux qu’ils vous arrachent les entrailles

quand déjà,  je ne serai plus ;

je veux qu’ils vous jettent contre les murs

et votre tête ensanglantée,

qu’ils la fracassent sans fin 

aux quatre murs quotidiens

sans porte, sans fenêtre,

quand je n’y serai plus. 

Et surtout je veux que vous gémissiez

de peur, comme j’aurai gémi,

quand je n’y serai plus,

et que vous vous arrachiez les cheveux, désespérés

de ces mots :

« quand je n’y serai plus »,

et que de nuit dans l’oreiller

mouillé de sueur et de larmes,

vous répétiez comme moi :

« Qu’y aura-t-il

quand je n’y  serai plus ? »

Et je veux que vous ayez alors la gorge sèche,

par le vertige d’angoisse la nuque labourée,

que vous vous cachiez dans un coin

et l’échine hérissée

que vous feuilletiez les livres du prophète

lorsqu’il dit

que tout travail le rebute sous le soleil

puisqu’il faudra le laisser à autrui

quand il n’y sera plus

et que cet autre dormira dans son lit

et à sa place chantera les vignes, les cèdres du Liban,

quand il n’y sera plus,

que cet autre marchera sur les marches ou lui-même marchait

et gravira les montagnes du cœur

dont Rilke explorait les vertiges

et lui, il n’y sera plus.

 

Non, non, je ne vous aime pas tant

que je préfère sortir de votre mémoire

pour vous épargner un souvenir qui vous coûte en sanglots.

Moi - à dire le vrai-

moi, je vous envie tant

que je veux vous laisser en souvenir,

fondue de toutes mes forces

les meilleures, la coupe d’angoisse,

de cris, de pleurs, de bile, de larmes,

que je cache soigneusement tout au fond sous des couches

des vins les meilleurs ;

Chacun de mes pas, chaque lettre

que je pose avec fureur et crainte sur le papier

ne fait qu’accomplir ce dessein

et son fiel me permet de vivre.

 

Non, non, je vous aime tant

que je voudrais vous coûter chaque jour des milliers de sanglots

quand je n’y serai plus,

et encore plus fort

j’aimerais que soudain

au moment de ma mort sombre le monde entier

et que rien ne subsiste qu’un flottant étendard de fumée

et la surface plate de la mer

quand je n’y serai plus.

Que ne soit plus ni monts ni vaux,

que ne soient plus ni villes ni trottoirs

aux pas de femmes et de filles,

quand je n’y serai plus.

Et surtout – pour à nouveau dire le vrai –

surtout je voudrais,

quand je n’y serai plus,

que celle-ci ne soit plus, pour qui frémit le fond de mon âme,

qui se dérobe dès maintenant

et qui se dérobera à jamais,

quand je n’y serai plus.

C’est jalousie jusqu’à la tombe

et c’est la jalouserie de la terre qui la portera,

de l’air, le grand air tout juste aujourd’hui

et plein de feuilles  tombées juste aujourd’hui,

qu’elle boira comme du vin,

quand je n’y serai plus.

C’est jalousie de l’écaille mince du linge

qui l’enveloppera

quand je n’y serai plus,

et n’en saurai rien.

Et de ce qu’elle puisse aller n’importe où

et puisse être seule

et puisse se tenir à la fenêtre et regarder le trottoir en bas

et le passant qui disparaît

 et puisse se regarder au miroir et s’effrayer

de cet être étranger dedans,

et de ce que je ne puisse plus jamais lui demander

où elle a été et à quoi elle pense en ce moment

où elle tient à la fenêtre et regarde le trottoir en bas

et le passant qui disparaît,

quand je n’y serai plus.

Et de ce qu’elle puisse

tout à coup interdite, tout à coup foudroyée par le pressentiment

couchée dans la mer blanche de son lit,

qu’elle puisse se demander

tout comme moi ici :

« Qu’y aura-t-il

quand je n’y serai plus ? »

Tu m’entends, tu m’entends ou tu ne m’entends pas ?

Ne soit pas sourde, ne fais pas la sourde, écoute,

ces cris-là traversent les murs...

Ecoute et réponds.

 

3

Vous tous qui pleurez,

visage impassible,

je vous comprends.

 

Vous tous qui criez,

bouche immobile,

je vous entends.

 

Vous tous qui pleurez,

œil aride,

je vous vois, maintenant.

 

*

J’en sais un qui

s’en va la nuit

attendre à la gare.

 

J’en sais un qui

attend la nuit

les trains à l’arrivée.

 

*

J’en sais un qui

s’en va, après,

dans l’ombre, la cendre

 

*

J’en connais tant qui

marchent dans les rues

jour après jour.

 

J’en connais tant qui

attendent dans les rues

comme à la gare.

 

J’en connais tant

qui s’en vont, après,

toujours seuls.

 

*

Et qui donc ne s’en va pas,

vous tous qui pleurez,

visage impassible,

qui ne s’en va pas

seul ?

 

Et qui ne s’en va pas,

vous tous qui pleurez

dans l’ombre et la cendre,

qui ne s’en va pas

seul ?

 

Seule l’eau ne s’en vas pas

sous les voûtes du pont

seule.

 

Seule l’eau ne s’en vas pas

sous les voûtes du pont

seule.

 

*

L’eau seulement

sous les voûtes du pont

sans cesse s’en va.

 

L’eau seulement

même si les voûtes croulent

sans cesse s’en ira.

 

Mais toi tu n’es pas l’eau,

mais toi tu n’es pas l’eau,

tu n’es pas l’eau – dommage !

 

*

Qui es-tu, qui le dira,

qui es-tu, qui le dira

qui le saura ?

 

Qui es-tu, qui le dira,

qui es-tu, qui le dira

et qui le saura ?

 

Mais que tu n’es pas l’eau

mais que tu n’es pas l’eau,

que tu ne peux pas deux fois,

pas même deux fois, t’en aller,

 

tu le sais bien toi-même,

tu le sais bien toi-même.

 

*

Tu le sais bien toi-même

et quoi que tu touches,

et quoi que tu touches,

 

tu y vois déjà,

tu y vois déjà

la main de celui qui y touchera

quand toi tu n’y sera plus.

 

Quand

tu n’y sera plus.

 

*

Toujours tu vois comme il se tient

toujours tu vois comme il se tient

tout juste où à cet instant

toi tu te tiens.

 

Comme il fouille de sa canne

comme il fouille de sa canne

les débris demeurés

après toi.

 

*

Vous tous qui pleurez en secret,

visage impassible,

je vous comprends bien.

 

Vous, tous les Nérons

détruisant les mondes,

je vous comprends bien.

 

Moi aussi j’aimerais

détruire le monde

que rien ne reste

après moi.

 

Toi aussi, toi qui pleures,

voudrais détruire le monde,

que rien ne reste

après toi.

 

Vous tous, assassins d’antan,

je vous comprends bien.

 

*

Et vous aussi, les gars de quatorze ans,

glissant la tête dans le nœud coulant

par désespoir d’amour,

 

Et vous aussi, servantes engrossées

rampant sur l’escalier

convulsées par une fausse couche.

 

Vous tous, vous tous,

dans l’engrenage du sort.

 

*

Il coûte toujours quelque chose

bras ou jambe

quand on veut en sortir.

 

Il coûte toujours quelque chose

bras ou jambe

quand on veut en sortir.

 

Voilà pourquoi je te comprends,

femme amputée d’une jambe,

femme à une jambe

et deux béquilles.

 

*

Pourquoi je vous comprends,

vous tous qui pleurez,

visage impassible.

 

Pourquoi je vous comprends,

vous tous qui criez,

bouche immobile.

 

Pourquoi je vous comprends,

vous tous qui pleurez,

œil aride.

 

Pourquoi je vous comprends

sans rien y pouvoir,

même si je crachais

tout mon fiel.

 

4    

J’aurais peine à te dire

à quoi je pense à l’instant,

où nous nous sommes assis

l’un face à l’autre – toi et moi.

Peut-être seul le troisième le sait,

celui-là qui se tient au-dessus de nous,

et comme dans un jeu d’enfants

disposa nos dés

l’un face à l’autre - toi et moi.

 

Celui-là, peut-être qu’il sait déjà

ce qu’il en est aussi de l’arbre

sous lequel nous nous tiendrons un jour ensemble :

il le sema jadis,

souffla de sa puissante haleine

sur des graminées

et une graine

une seul tomba

dans la glaise humide et brune,

promise à grandir en cet arbre vieux

tout jaune à présent, échevelé,

sous lequel nous devons nous tenir un jour ensemble,

peut-être en criant de bonheur

et peut-être, peut-être pas, jamais...

 

J’aurais peine à te dire

ce que je songe à l’instant

où nous nous sommes assis

l’un face à l’autre – toi et moi.

Peut-être seul le troisième le sait,

celui-là qui se tient au-dessus de nous,

et sourit sur le jeu

où pour un instant sont nos dés

l’un face à l’autre – toi et moi.

 

Celui-là, peut-être qu’il sait déjà

ce qu’il en est aussi du pont

où nous nous appuierons un jour ensemble,

       à la rambarde :

il le construisit jadis,

de son bras puissant saisit

des pierres par milliers

dont les rang et les rangs

se voûtèrent en pont

sur la rivière sombre qui court dans la nuit,

où nous devons nous appuyer un jour ensemble,

       à la rambarde,

peut-être en pleurant de bonheur

et peut-être, peut-être pas, jamais...

 

J’aurais peine à te dire

ce qui passe par ma tête

alors que nous sommes

l’un face à l’autre – toi et moi.

Peut-être seul le troisième le sait,

celui-là qui se tient au-dessus de nous,

et comme dans un jeu d’enfants

tente avec curiosité de mettre deux dés

côte à côte – toi et moi...

 

Celui-là, peut-être qu’il sait déjà

ce qu’il en est aussi de la maison

dont nous gagnerons la porte un jour ensemble :

il déclara jadis

que là dans la rue

se tiendrait cette maison-là

aux chiffres bleus et rouge

et déjà les briques

commençaient à s’élever

en murs en corridors en chambres,

toute cette maison lézardée, vieille, étrangère,

dont nous devrons gagner la porte un jour ensemble,

peut-être en dansant de bonheur

et peut-être, peut-être pas, jamais...

 

J’aurais peine à te dire

ce qui me tourmente,

alors que nous sommes assis

l’un face à l’autre – toi et moi.

Peut-être seul le troisième le sait,

celui-là qui se tient au-dessus de nous,

et comme dans le jeu lança de telle manière

nos dés qu’ils restèrent

l’un face à l’autre – toi et moi...

 

Celui-là, peut-être qu’il sait déjà

ce qu’il en est aussi du lit

où nous irons un jour dormir ensemble :

c’est lui qui les cloua,

planches de bois blanc de pin

qui noircirent sous d’autres corps

et sous d’autres encore finissent de pourrir,

cloua les planches

d’un pin qui grinçait au temps jadis

dans les taillis de la colline

pour que nous ayons un lit

où nous devons aller dormir ensemble

peut-être fous de bonheur

et peut-être, peut-être pas, jamais...

 

J’aurais peine à te dire

ce qui me désole,

alors que nous sommes assis

l’un face à l’autre – toi et moi.

Peut-être seul le troisième le sait,

celui-là qui se tient au-dessus de nous,

et abandonne le jeu

le jeu trop vieux et trop fameux,

où nos dés  restaient

l’un face à l’autre – toi et moi...

 

Celui-là, sûr qu’il sait déjà

ce qu’il en est aussi de la place

où nous irons un jour reposer chacun solitaire :

de sa pioche il a remué

la glèbe jaunâtre et friable du monde

tant de fois d’un bout à l’autre, et de nouveau,

de nouveau ses coups sourds

résonnent dans l’automne brumeux,

tant qu’il n’y a foré la place

où nous irons un jour reposer chacun solitaire,

peut-être muets à jamais

et peut-être, quand même, peut-être pas...

 

5

Rendre témoignage de grandes causes ;

cracher le sang pour ceux qui ne peuvent plus ;

vomir, avec les autres, par petits bouts

la vie écoeurante, la vie dans tous ses détails :

je pourrais et devrais raconter tout ce que je vois

que vous vous arrachiez les yeux de vos propres mains

et les rejetiez de vous.

Je pourrai mettre le doigt dans la plaie que nous nous griffons tous

pour crever l’abcès.

 

Mais moi, je me noie dans mon sang jusqu’aux yeux,

jour après jour mes propres chiens me dépècent,

par petits bouts mes propres Furies me dévorent,

ma propre vie m’étouffe comme un caillot de sang.

 

Quoiqu’ils sachent que c’est leur mort,

les malades sont soulagés en recrachant leur sang.

Voici le mien : buvez-en,

périssez comme moi.

 

Mais avant de périr, goûtez le plaisir

que prend le moribond sur le cadavre frais :

plaisir de ne pas être froid encore.

 

C’est pour cela qu’on prend la plume.

 

*

Tel filet a trouvé pour moi ce voleur de chiens,

tel lacet que seul le couteau,

le manche sur la table, le tranchant sur le cœur,

pourrait le trancher.

 

Tel filet a tramé pour moi ce preneur d’oiseaux,

tel collet m’a tressé

que seule la tête qui s’y pend

pourrait le rompre.

 

Tels rets ce pêcheur a tendus pour moi

que je m’y suis pris comme un poisson par les ouïes

et alors il me tire à sa guise de l’eau.

 

Lors il me possède.

 

Adieu, vous tous que je n’aimais pas.

Et vous que j’aimais, je vous maudis jusqu’au souffle dernier,

et vous espère être égorgés des chiens

découplés par l’amour.

A cause de vous je me suis posé sur la main qui se refermait sur moi

 

*

Comment pourrais-je ici parler de rien d’autre

que de ceci : comme j’entends le destin sous les fenêtres,

comme les sabots résonnent de six chevaux noirs,

comme les pierres étincellent dessous leurs fers.

 

Comment pourrais-je ici parler de grandes causes

dont se remplit ce temps

quand mes yeux ne voient qu’un chose,

quand ma peau ne sent qu’une seule chose.

 

Quand l’air s’est fait vaste rivière,

que de moi se repaissent les piranhas de la colère,

Furies nouvelles précipitées à mes trousses,

et attendent leur heure, de jour, de nuit.

 

Quant à moi, je ne peux plus les faire attendre

je suis là, je me rends, faites ce que vous voudrez.

 

6

Tu pleus... Eh bien pleus, pleus donc !

Et prendrais-tu la foudre, j’en serai mieux à l’aise,

la jetterais-tu sans détours à l’endroit où je me tiens,

l’y jetterais-tu, embrasant tout.

 

Si tu savais combien peut affliger

cette simple petite idée

qu’il existe ailleurs marchant parmi tes gouttes une femme

qui n’est pas à moi,

que tu tombes ailleurs dans ses pas,

qu’ailleurs, au parc ou dans la rue

tu éclabousses son chemin,

si tu savais combien peut affliger

cette simple petite idée,

et si tu savais

ce que c’est

que de passer la nuit sous sa fenêtre éclairée comme un chien qu’on a jeté dehors,

si tu savais ce que c’est

que d’attendre dans la nuit comme un chien qu’on a jeté dehors,

piétiner, le chapeau sur les yeux,

dans tes flaques,

si tu l’éprouvais

tu tomberais pendant quarante jours,

tu ferais un nouveau déluge,

tu brûlerais d’éclairs toute la terre

et tu m’eusses depuis longtemps réduit en poussière.

 

Tu pleus... Eh bien pleus, pleus donc !

et tombe sur l’asphalte

et sur ce pavage de granit.

Si tu voulais m’y traîner

tant que cahote ma tête comme la roue d’une voiture

qui n’en sait rien,

comme la roue de la voiture.

Si tu prenais la foudre et la jetais

à l’endroit où je me tiens,

si tu la jetais, m’embrasant avec.

 

Si tu savais ce que c’est de passer la nuit sous la fenêtre

et regarder en haut les ombres,

regarder quelqu’un qui se penche

regarder la silhouette que tu connais si bien.

Tu te demandes ce qu’elle a dans la main,

ce qu’elle soulève, ce qu’elle boit,

ce que dit et écoute

ce qu’elle voit et qui la voit,

si tu savais tout cela et l’éprouvais dans ta propre peau,

tu brûlerais d’éclairs toute la terre

et tu m’eusses depuis longtemps réduit en poussière.

 

Si tu savais ce que c’est que de se dire :

« Tu ne désireras point la femme de ton prochain »

et ne pas comprendre, ne pas comprendre ce qui cloche là-dedans.

Comment se peut-il qu’elle soit la femme de mon prochain,

celle que moi j’aime et qui m’appartient

jusqu’au dernier endroit où je puisse poser les lèvres.

Comment mon prochain peut-il reposer

près de la femme qui m’appartient,

comment mon prochain peut-il à tout moment lui dire :

« On va aller dormir, tu veux ? »

puis éteindre le lustre

et allumer la lampe de chevet,

comment peut-il dos à elle se dévêtir

et écouter comme ses habits à elle aussi bruissent en tombant

d’abord les bas, puis le porte-jarretelles,

puis la robe, puis le noir.

 

Tu pleus... Eh bien pleus, pleus donc !

mais si tu étais assise à la fenêtre comme moi

et regardais dehors,

et te répétais ceci que tu ne comprends pas :

« Tu ne désireras point la femme de ton prochain »

tu déchirerais alors le ciel en mille morceaux,

tu tonnerais assez pour leur casser à tous les oreilles

et les faire crier de terreur

et moi, moi je crierais aussi,

assez pour leur casser à tous les oreilles,

pour être moi aussi comme le tonnerre :

« Comment mon prochain peut-il

désirer la femme qui m’appartient? »

 

Tu pleus... Mais si tu savais combien peut affliger

cette simple petite idée

qu’ailleurs sous un toit sur lequel tu tombes

va et vient une femme que j’aime

et qui n’est pas à moi,

pendant quarante jours tu tomberais

et m’aurais depuis longtemps réduit en poussière.

 

7

Ce ne sont les prairies, inondées d’eau

de neige fondue trop tôt,

ni les chemins aux rangées de sorbiers

agitées dans le vent,

ni même ces abris,

ni la boue noire d’argile et mâchefer

qui colle aux souliers de tous ceux

qui descendent du train

puis comme s’ils ployaient sous un balluchon secret

se dispersent en tous sens vers des champs

et quelque part des villages, des chaumières

qui te sont invisibles.

C’est plutôt le gars au collet retroussé,

la tête aujourd’hui toute grise,

le chapeau rabattu sur les yeux vides,

seul, appuyé contre le poteau

dans ses galoches détrempées au seuil de l’auvent,

quatre planches et quelques clous.

C’est plutôt le fil

qui tient à son destin

attaché aux quelques dizaines

de kilomètres boueux de sa contrée

et qui le mènent comme le timon du cheval au manège

d’un auvent à l’autre,

d’un abri à l’autre,

d’un cheveu gris

à cet amas sale

qui pourtant n’a pas éteint

ce qui couve de feu dans ses yeux vides.

 

Ce ne sont pas les fermes aux portails et aux toits noirs

pointant comme châteaux sur les collines

ni les rubans des tendres aulnes

longeant, détrempées ou desséchées, les ravines

ce ne sont pas les rouges frontons des murs sans crépi

surgissant vis-à-vis de la brume

avec pour étendard le pin vert, esseulé.

C’est plutôt l’homme

qui ouvre de ses doigts calleux son calepin

et montre au garçon qui voyage avec lui

un exotique timbre-poste rouge,

et tourne sans mot dire la tête vers l’enfant

jusqu’à ce que le garçon en silence, de joie

lève, émerveillé, vers lui son regard.

 

Ce n’est pas le carré de la place,

colonne de la peste, fontaines vides,

ce ne sont pas les rues désertes pavées de galets

où cahotait le cerceau de l’enfance,

ni le ciel absolu

de quelques lointains jours de juillet.

Ce sont plutôt les étables, où brille

dans la nuit la lampe trouble

sous laquelle la trayeuse appuie

son fichu sale contre le côté blanc de la vache,

ce sont plutôt quelques bœufs

qui vont à l’obscur, vous suivant,

et que vous reconnaissez rien qu’à l’écho

de leurs sabots fourchus

dans la poussière de la route.

 

Plutôt l’image

que le pays.

 

8

 

Et aussi parfois pensé-je

(et la main froide de la froide terreur

se pose sur ma nuque) :

le plus grand œuvre

que j’aie à vous laisser

sera ma mort.

 

Je suis si pauvre, si démuni,

en cet instant dément

que je n’ai rien d’autre,

je n’y peux rien,

que la seule grande affaire

qui m’appartienne

et que je puisse donc donner

en cadeau méritoire à tous ceux

qui ont parfois une pensée pour moi

de leurs bureaux lointains, de leurs chambres lointaines,

leurs lits lointains, leurs têtes jadis aimées, têtes lointaines,

c’est ma mort.

 

C’est pourquoi quand un jour

on vous téléphonera

qu’on a trouvé quelque part dans un lit,

dans une chambre dont on m’aura prêté la clef,

dans une ville de ce pays qui n’est plus le mien,

deux corps inanimés, celui d’une femme et le mien,

alors souvenez-vous

que je vous ai salués en mon ultime seconde,

que ma main vous fit un de ces gestes qu’on fait du train.

(On parlera alors de moi à tous les temps passés

que recèle la grammaire.)

 

Que ce sein sous ma main,

ce corps sous mon corps,

cette bouche sous mes lèvres,

je les ai pressés pour vous en signe de salut et d’adieu

et que par cette étreinte dernière

de cette femme qui nul de vous ne connaîtra

je vous ai fait parvenir mes hommages

et mes souhaits envieux

afin que pour moi, pour moi, pour moi

vous continuiez  de vous aimer, de vous étreindre, de vous tuer

de marcher par la rue

contemplant les vitrines, croisant les femmes,

qu’à ma place, ma place, ma place

vous continuiez   d’écouter la langue démente des journaux, des haut-parleurs,

afin qu’à ma place vous trembliez dans la grotte sombre des pressentiments et

   des terreurs,

afin qu’à ma place vous vous réveilliez, dans un grand cri,  de songes où

   combattent des dinosaures de fer,

afin que vous continuiez à ma place, ma place,

à craindre et pourtant à vouloir vivre.

 

Moi, j’ai perdu patience, j’en ai mon compte,

je ne veux plus avoir l’échine courbée,

ne fût-ce qu’un peu,

je veux m’allonger un peu rien qu’une fois et m’étendre

dans un drap blanc,

je veux sans réveil sommeiller

des siècles entiers,

je veux une fois pousser mon cri

fût-ce d’un coup de pistolet, et réveiller toute la maisonnée,

ou bien me taire et me taisant sourire à jamais

envoyant à tout le monde ce morceau mort de mon corps :

me voici, c’est à vous.

Moi, j’ai perdu patience,

et à dire le vrai,

je ne veux plus avoir à faire

avec cette vie.

 

Et ainsi-toujours pensé-je

(et la main froide de la froide terreur

de cette vérité tout d’un coup découverte

se pose sur ma nuque) :

le plus grand œuvre

que j’aie à vous laisser

sera ma mort.

 

9

Et tout ce qui me passe par la tête,

tout ce qui me tombe sous les yeux,

tout ce qui alentour se dresse ou se presse,

tout ce qui n’a rien à voir avec toi

sauf que cela s’appelle vie,

sauf que cela s’appelle mort,

sauf que cela s’appelle agonie,

sauf que tout cela, tout cela

s’appelle aussi amour.

 

(Un jour tu copieras tout cela à la machine,

un jour tu te tiendras devant et hocheras la tête,

un jour tu jetteras ça à la poubelle,

un jour tu le brûleras comme ces tresses

dont tu te pares pour ressembler

encore davantage à une enfant.)

 

Tout ce qui me passe par la tête

tout ce qui me tombe sous les yeux,

tout ce qui n’a rien à voir avec toi

et tout ce que tu as vécu toi seule

parce que de toute façon le monde entier ne vint au monde qu’avec moi,

toi-même ne vins au monde qu’avec le mien,

tu es ce monde, maintenant je le sais,

maintenant, en cette heure, cette seconde je le sais.

 

(Un jour tu copieras tout cela à la machine,

et déjà tu ne le comprendras plus,

ce sera un autre monde, le mien aura disparu

ainsi qu’il disparaît chaque jour avec le soleil,

ainsi qu’il disparaît, fût-il invisible,

ainsi qu’il passe comme le soleil, fût-il ignoré,

dans le brouillard, dans les nuages,

ainsi qu’il descend, fût-il voilé de noir,

ce monde nôtre chaque jour plus bas à l’horizon,

fut-il invisible,

fût-il ignoré.)

 

Tout ce qui me passe par la tête

tout ce qui me tombe sous les yeux,

et ce sont des beautés et ce sont des terreurs

car c’est le monde entier,

tout y est, tout côtoyant tout,

tout sens dessus dessous,

tout ce qu’il faut qu’on ne peut démêler,

et des morts, passe encore,

mais il y a aussi des exécutions

et les exécutions, passe encore

mais il y a aussi des tortures,

et les brodequins et les poucettes,

ça ne serait encore que de l’Histoire

ça ne serait que le sale vieux rêve

qu’on est capable d’oublier,

mais il y a aussi des nuits, des jours d’interrogatoires,

il y a aussi des fils électriques dénudés sous tension

par quoi les juges questionnent les sexes à nu,

les caves pleines d’eau, sang, urines,

où des vivants pourrissent des doigts et des orteils,

il y a le valet débile qui, ulcéré de voir fouetter ses chevaux,

d’un seul claquement de langue sut les faire dégager la charrette de sable

   embourbée

et après passa vingt-deux ans en taule

pour hostilité aux lendemains qui chantent,

il y a la femme qui s’empoisonna aux somnifères

parce qu’elle devait de sa pension

de ses six cents par mois,

payer vingt mille de droit de succession

pour une maison depuis longtemps nationalisée,

et les soins pour la sauver qui s’avérèrent vains

durèrent sept jours et sept nuits,

coûtant soixante mille,

il y a le vieux, instituteur ou fonctionnaire retraité,

qui sur la crédence comptait chaque matin les morceaux de sucre

parce que depuis six mois on ne pouvait lui verser sa pension

ni même envoyer une avance

et quand il en fut au dernier

se dressa maladroitement sur son siège

et tenta de se pendre au lustre de la table,

il y a ce poivrot de stakhanoviste qui but en place de bière une bouteille de

vinaigre

et qui, transféré en hélicoptère à Prague,

fut soigné pendant des mois en rein artificiel,

il y a ce pauvre bougre qui, interrogé,

eut les reins brisés car il ne voulait pas boire la bouteille de vinaigre,

tout, tout y est, et plus encore,

parce que tu y es près de tout, toi,

toi qui t’es incrustée en moi

comme un coquille fossile dont je caresse du doigt les contours,

toi tout aussi présente à mes jours anciens,

tout aussi présente à mes jours à venir

qu’à ceux d’aujourd’hui, qui ne sont que toi,

toi comme je t’entends parler de loin,

comme je te vois de loin t’approcher,

comme je gravis tes genoux

comme je gravis tes flancs

comme je gravis tes veines

comme je gravis tes artères,

comme je te dépose à terre comme un dieu enfantin son jouet,

comme je me livre moi-même en jouet

à ce dieu implacable en toi

le dieu auquel je ne crois pas,

le dieu auquel tu crois parce qu’en ce moment

c’est la seule explication possible, je le sais bien,

le dieu que j’aimerais trouver au fond de tes membres

au fond de ta bouche, au fond de ton sein,

le dieu où je coule, où je me noie,

où je me suis déjà noyé,

et noyé, mort, nage,

heureux vers l’éternité, porté par le fleuve de vie

que tu es : je suis heureux, je suis mort,

je suis mort, je vis.

 

Traduit du tchèque par Xavier Galmiche,

en collaboration avec l’auteur

in, Jean Vladislav : « Soliloques »

Atelier La Feugraie éditeur,

14770 Saint-Pierre-la-Vieille,1995

Du même auteur :

Brumes (19/07/2015)

Laisses (06/07/2016)

Suite d’automne (06/07/2017)

 

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