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Le bar à poèmes
16 mai 2018

Isidore Ducasse, Comte de Lautréamont (1846 – 1870) : « O mathématiques sévères... »

   

220px_Lautr_amont_by_Vallotton_1_Portrait imaginaire de Lautréamont par Félix Vallotton, paru dans Le Livre des masques de Remy de Gourmont (1898)

 

  O mathématiques sévères, je ne vous ai pas oubliées, depuis que vos

savantes leçons, plus douces que le miel, filtrèrent dans mon cœur, comme

une onde rafraîchissante. J’aspirais instinctivement, dès le berceau, à boire

à votre source, plus ancienne que le soleil, et je continue encore de fouler le

parvis sacré de votre temple solennel, moi, le plus fidèle de vos initiés. Il y

avait du vague dans mon esprit, un je ne sais quoi épais comme de la

fumée ; mais, je sus franchir religieusement les degrés qui mènent à  votre

autel, et vous avez chassé ce voile obscur, comme le vent chasse le damier.

Vous avez mis, à la place, une froideur excessive, une prudence consommée

et une logique implacable. A l’aide de votre lait fortifiant, mon intelligence

s’est rapidement développée, et a pris des proportions immenses, au milieu

de cette clarté ravissante dont vous faites présent, avec prodigalité, à ceux

qui vous aiment d’un sincère amour. Arithmétique ! algèbre ! géométrie !

trinité grandiose ! triangle lumineux ! Celui qui ne vous a pas connues est

un insensé ! Il mériterait l’épreuve des plus grands supplices ; car, il y a du

mépris aveugle dans son insouciance ignorante ; mais, celui qui vous

connaît et vous apprécie ne veut plus rien des biens de la terre ; se contente

de vos jouissances magiques ; et, porté sur vos ailes sombres, ne désire

plus que de s’élever, d’un vol léger, en construisant une hélice ascendante,

vers la voûte sphérique des cieux. La terre ne lui montre que des illusions

et des fantasmagories morales ; mais vous, ô mathématiques concises, par

l’enchaînement rigoureux de vos propositions tenaces et la constance de

vos lois de fer, vous faites luire, aux yeux éblouis, un reflet puissant de

cette vérité suprême dont on remarque l’empreinte dans l’ordre de

l’univers. Mais, l’ordre qui vous entoure, représenté surtout par la

régulation parfaite du carré, l’ami de Pythagore, est encore plus grand ; car,

le Tout-Puissant s’est révélé complètement, lui et ses attributs, dans ce

travail mémorable qui consista à faire sortir, des entrailles du chaos, vos

trésors de théorèmes et vos magnifiques splendeurs. Aux époques antiques

et dans les temps modernes, plus d’une grande imagination humaine vit son

génie, épouvanté, à la contemplation de vos figures symboliques tracées sur

le papier brûlant, comme autant de signes mystérieux, vivants d’une haleine

latente, que ne comprend pas le vulgaire profane et qui n’étaient que la

révélation éclatante d’axiomes et d’hiéroglyphes éternels, qui ont existé   

avant l’univers et qui se maintiendront après lui. Elle se demande, penchée

sur le précipice d’un point d’interrogation fatal, comment se fait-il que les

mathématiques contiennent tant d’imposante grandeur et tant de vérité

incontestable, tandis que, si elle les compare à l’homme, elle ne trouve en

ce dernier que faux orgueil et mensonge. Alors, cet esprit supérieur, attristé,

auquel la familiarité noble de vos conseils fait sentir davantage la petitesse

de l’humanité et son incomparable folie, plonge sa tête, blanchie, sur une

main décharnée et reste absorbé dans des méditations surnaturelles. Il

incline ses genoux devant vous, et sa vénération rend hommage à votre

visage divin, comme à la propre image du Tout-Puissant. Pendant mon

enfance, vous m’apparûtes, une nuit de mai, aux rayons de la lune, sur une

prairie verdoyante, aux bords d’un ruisseau limpide, toutes les trois égales

en grâce et en pudeur, toutes les trois pleines de majesté comme des reines.

Vous fîtes quelques pas vers moi, avec votre longue robe, flottante comme

une vapeur, et vous m’attirâtes vers vos fières mamelles, comme un fils

béni. Alors, j’accourus avec empressement, mes mains crispées sur votre 

blanche gorge. Je me suis nourri, avec reconnaissance, de votre manne

féconde, et j’ai senti que l’humanité grandissait en moi, et devenait

meilleure. Depuis ce temps, ô déesses rivales, je ne vous ai pas

abandonnées. Depuis ce temps, que de projets énergiques, que de

sympathies, que je croyais avoir gravées sur les pages de mon cœur, comme

sur du marbre, n’ont-elles pas effacé lentement, de ma raison désabusée,

leurs lignes configuratives, comme l’aube naissante efface les ombres de la

nuit ! Depuis ce temps, j’ai vu la mort, dans l’intention, visible à l’œil nu, de

peupler les tombeaux, ravager les champs de bataille, engraissés par le sang

humain et faire pousser des fleurs matinales par-dessus les funèbres

ossements. Depuis ce temps, j’ai assisté aux révolutions de notre globe ; les

tremblements de terre, les volcans, avec leur lave embrasée, le simoun du

désert et les naufrages de la tempête ont eu ma présence pour spectateur

impassible. Depuis ce temps, j’ai vu plusieurs générations humaines élever,

le matin, ses ailes et ses yeux, vers l’espace, avec la joie inexpériente de

la chrysalide qui salue sa dernière métamorphose, et mourir, le soir, avant le

coucher du soleil, la tête courbée, comme des fleurs fanées que balance le

sifflement plaintif du vent. Mais, vous, vous restez toujours les mêmes.

Aucun changement, aucun air empesté n’effleure les rocs escarpés et les

vallées immenses de votre identité. Vos pyramides modestes dureront

davantage que les pyramides d’Egypte, fourmilières élevées par la

stupidité et l’esclavage. La fin des siècles verra encore, debout sur les

ruines des temps, vos chiffres cabalistiques, vos équations laconiques et vos

lignes sculpturales siéger à la droite vengeresse du Tout-Puissant, tandis que

les étoiles s’enfonceront, avec désespoir, comme des trombes, dans

l’éternité d’une nuit horrible et universelle, et que l’humanité, grimaçante,

songera à faire ses comptes avec le jugement dernier. Merci, pour les

services innombrables que vous m’avez rendus. Merci, pour les qualités

étrangères dont vous avez enrichi mon intelligence. Sans vous, dans ma lutte

contre l’homme, j’aurais peut-être été vaincu. Sans vous, il m’aurait fait

rouler dans le sable et embrasser la poussière de ses pieds. Sans vous, avec

une griffe perfide, il aurait labouré ma chair et mes os. Mais, je me suis tenu

sur mes gardes, comme un athlète expérimenté. Vous me donnâtes la

froideur qui surgit de vos conceptions sublimes, exemptes de passion. Je

m’en servis pour rejeter avec dédain les jouissances éphémères de mon

court voyage et pour renvoyer de ma porte les offres sympathiques, mais

trompeuses, de mes semblables. Vous me donnâtes la prudence opiniâtre

qu’on déchiffre à chaque pas dans vos méthodes admirables de l’analyse, de

la synthèse et de la déduction. Je m’en servis pour dérouter les ruses

pernicieuses de mon ennemi mortel, pour l’attaquer, à mon tour, avec

adresse, et plonger, dans les viscères de l’homme, un poignard aigu qui

restera à jamais enfoncé dans son corps ; car, c’est une blessure dont il ne se

relèvera pas. Vous me donnâtes la logique, qui est comme l’âme elle-même

de vos enseignements, pleins de sagesse ; avec ses syllogismes, dont le

 labyrinthe compliqué n’en est que plus compréhensible, mon intelligence

sentit s’accroître du double ses forces audacieuses. A l’aide de cet auxiliaire

terrible, je découvris, dans l’humanité, en nageant vers les bas-fonds, en

face de l’écueil de la haine, la méchanceté noire et hideuse, qui croupissait

au milieu de miasmes délétères, en s’admirant le nombril. Le premier, je

découvris, dans les ténèbres de ses entrailles, ce vice néfaste, le mal !

supérieur en lui au bien. Avec cette arme empoisonnée que vous me

prêtâtes, je fis descendre, de son piédestal, construit par la lâcheté de

l’homme, le Créateur lui-même ! Il grinça des dents et subit cette injure

ignominieuse ; car il avait pour adversaire quelqu’un de plus fort que lui.

Mais, je le laisserai de côté, comme un paquet de ficelles, afin d’abaisser

mon vol... Le penseur Descartes faisait, une fois, cette réflexion que rien de

solide n’avait été bâti sur vous. C’était une manière ingénieuse de faire

comprendre que le premier venu ne pouvait pas, sur le coup, découvrir votre

valeur inestimable. En effet, quoi de plus solide que les trois qualités

principales déjà nommées qui s’élèvent, entrelacées comme une couronne

unique, sur le sommet auguste de votre architecture colossale ? Monument

qui grandit sans cesse de découvertes quotidiennes, dans vos mines de

diamant, et d’explorations scientifiques, dans vos superbes domaines. O

mathématiques saintes, puissiez-vous, par votre commerce perpétuel,

consoler le reste de mes jours de la méchanceté de l’homme et de

l’injustice du Grand-Tout !

(Chant deuxième)

 

Les Champs de Maldoror, 

Lacroix et Verboeckhoven imprimeurs, Bruxelles, 1869

Du même auteur :

 « J'ai vu, pendant toute ma vie… » (24/09/2014)

« Au clair de la lune, près de la mer » (24/09/2015)

« Vieil océan, ô grand célibataire… » (05/09/2016)

« C’était une journée de printemps... » (16/05/2019)

« Les magasins de la rue Vivienne... » (16/05/2020)

 

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