Isidore Ducasse, Comte de Lautréamont (1846 – 1870) : « O mathématiques sévères... »
Portrait imaginaire de Lautréamont par Félix Vallotton, paru dans Le Livre des masques de Remy de Gourmont (1898)
O mathématiques sévères, je ne vous ai pas oubliées, depuis que vos
savantes leçons, plus douces que le miel, filtrèrent dans mon cœur, comme
une onde rafraîchissante. J’aspirais instinctivement, dès le berceau, à boire
à votre source, plus ancienne que le soleil, et je continue encore de fouler le
parvis sacré de votre temple solennel, moi, le plus fidèle de vos initiés. Il y
avait du vague dans mon esprit, un je ne sais quoi épais comme de la
fumée ; mais, je sus franchir religieusement les degrés qui mènent à votre
autel, et vous avez chassé ce voile obscur, comme le vent chasse le damier.
Vous avez mis, à la place, une froideur excessive, une prudence consommée
et une logique implacable. A l’aide de votre lait fortifiant, mon intelligence
s’est rapidement développée, et a pris des proportions immenses, au milieu
de cette clarté ravissante dont vous faites présent, avec prodigalité, à ceux
qui vous aiment d’un sincère amour. Arithmétique ! algèbre ! géométrie !
trinité grandiose ! triangle lumineux ! Celui qui ne vous a pas connues est
un insensé ! Il mériterait l’épreuve des plus grands supplices ; car, il y a du
mépris aveugle dans son insouciance ignorante ; mais, celui qui vous
connaît et vous apprécie ne veut plus rien des biens de la terre ; se contente
de vos jouissances magiques ; et, porté sur vos ailes sombres, ne désire
plus que de s’élever, d’un vol léger, en construisant une hélice ascendante,
vers la voûte sphérique des cieux. La terre ne lui montre que des illusions
et des fantasmagories morales ; mais vous, ô mathématiques concises, par
l’enchaînement rigoureux de vos propositions tenaces et la constance de
vos lois de fer, vous faites luire, aux yeux éblouis, un reflet puissant de
cette vérité suprême dont on remarque l’empreinte dans l’ordre de
l’univers. Mais, l’ordre qui vous entoure, représenté surtout par la
régulation parfaite du carré, l’ami de Pythagore, est encore plus grand ; car,
le Tout-Puissant s’est révélé complètement, lui et ses attributs, dans ce
travail mémorable qui consista à faire sortir, des entrailles du chaos, vos
trésors de théorèmes et vos magnifiques splendeurs. Aux époques antiques
et dans les temps modernes, plus d’une grande imagination humaine vit son
génie, épouvanté, à la contemplation de vos figures symboliques tracées sur
le papier brûlant, comme autant de signes mystérieux, vivants d’une haleine
latente, que ne comprend pas le vulgaire profane et qui n’étaient que la
révélation éclatante d’axiomes et d’hiéroglyphes éternels, qui ont existé
avant l’univers et qui se maintiendront après lui. Elle se demande, penchée
sur le précipice d’un point d’interrogation fatal, comment se fait-il que les
mathématiques contiennent tant d’imposante grandeur et tant de vérité
incontestable, tandis que, si elle les compare à l’homme, elle ne trouve en
ce dernier que faux orgueil et mensonge. Alors, cet esprit supérieur, attristé,
auquel la familiarité noble de vos conseils fait sentir davantage la petitesse
de l’humanité et son incomparable folie, plonge sa tête, blanchie, sur une
main décharnée et reste absorbé dans des méditations surnaturelles. Il
incline ses genoux devant vous, et sa vénération rend hommage à votre
visage divin, comme à la propre image du Tout-Puissant. Pendant mon
enfance, vous m’apparûtes, une nuit de mai, aux rayons de la lune, sur une
prairie verdoyante, aux bords d’un ruisseau limpide, toutes les trois égales
en grâce et en pudeur, toutes les trois pleines de majesté comme des reines.
Vous fîtes quelques pas vers moi, avec votre longue robe, flottante comme
une vapeur, et vous m’attirâtes vers vos fières mamelles, comme un fils
béni. Alors, j’accourus avec empressement, mes mains crispées sur votre
blanche gorge. Je me suis nourri, avec reconnaissance, de votre manne
féconde, et j’ai senti que l’humanité grandissait en moi, et devenait
meilleure. Depuis ce temps, ô déesses rivales, je ne vous ai pas
abandonnées. Depuis ce temps, que de projets énergiques, que de
sympathies, que je croyais avoir gravées sur les pages de mon cœur, comme
sur du marbre, n’ont-elles pas effacé lentement, de ma raison désabusée,
leurs lignes configuratives, comme l’aube naissante efface les ombres de la
nuit ! Depuis ce temps, j’ai vu la mort, dans l’intention, visible à l’œil nu, de
peupler les tombeaux, ravager les champs de bataille, engraissés par le sang
humain et faire pousser des fleurs matinales par-dessus les funèbres
ossements. Depuis ce temps, j’ai assisté aux révolutions de notre globe ; les
tremblements de terre, les volcans, avec leur lave embrasée, le simoun du
désert et les naufrages de la tempête ont eu ma présence pour spectateur
impassible. Depuis ce temps, j’ai vu plusieurs générations humaines élever,
le matin, ses ailes et ses yeux, vers l’espace, avec la joie inexpériente de
la chrysalide qui salue sa dernière métamorphose, et mourir, le soir, avant le
coucher du soleil, la tête courbée, comme des fleurs fanées que balance le
sifflement plaintif du vent. Mais, vous, vous restez toujours les mêmes.
Aucun changement, aucun air empesté n’effleure les rocs escarpés et les
vallées immenses de votre identité. Vos pyramides modestes dureront
davantage que les pyramides d’Egypte, fourmilières élevées par la
stupidité et l’esclavage. La fin des siècles verra encore, debout sur les
ruines des temps, vos chiffres cabalistiques, vos équations laconiques et vos
lignes sculpturales siéger à la droite vengeresse du Tout-Puissant, tandis que
les étoiles s’enfonceront, avec désespoir, comme des trombes, dans
l’éternité d’une nuit horrible et universelle, et que l’humanité, grimaçante,
songera à faire ses comptes avec le jugement dernier. Merci, pour les
services innombrables que vous m’avez rendus. Merci, pour les qualités
étrangères dont vous avez enrichi mon intelligence. Sans vous, dans ma lutte
contre l’homme, j’aurais peut-être été vaincu. Sans vous, il m’aurait fait
rouler dans le sable et embrasser la poussière de ses pieds. Sans vous, avec
une griffe perfide, il aurait labouré ma chair et mes os. Mais, je me suis tenu
sur mes gardes, comme un athlète expérimenté. Vous me donnâtes la
froideur qui surgit de vos conceptions sublimes, exemptes de passion. Je
m’en servis pour rejeter avec dédain les jouissances éphémères de mon
court voyage et pour renvoyer de ma porte les offres sympathiques, mais
trompeuses, de mes semblables. Vous me donnâtes la prudence opiniâtre
qu’on déchiffre à chaque pas dans vos méthodes admirables de l’analyse, de
la synthèse et de la déduction. Je m’en servis pour dérouter les ruses
pernicieuses de mon ennemi mortel, pour l’attaquer, à mon tour, avec
adresse, et plonger, dans les viscères de l’homme, un poignard aigu qui
restera à jamais enfoncé dans son corps ; car, c’est une blessure dont il ne se
relèvera pas. Vous me donnâtes la logique, qui est comme l’âme elle-même
de vos enseignements, pleins de sagesse ; avec ses syllogismes, dont le
labyrinthe compliqué n’en est que plus compréhensible, mon intelligence
sentit s’accroître du double ses forces audacieuses. A l’aide de cet auxiliaire
terrible, je découvris, dans l’humanité, en nageant vers les bas-fonds, en
face de l’écueil de la haine, la méchanceté noire et hideuse, qui croupissait
au milieu de miasmes délétères, en s’admirant le nombril. Le premier, je
découvris, dans les ténèbres de ses entrailles, ce vice néfaste, le mal !
supérieur en lui au bien. Avec cette arme empoisonnée que vous me
prêtâtes, je fis descendre, de son piédestal, construit par la lâcheté de
l’homme, le Créateur lui-même ! Il grinça des dents et subit cette injure
ignominieuse ; car il avait pour adversaire quelqu’un de plus fort que lui.
Mais, je le laisserai de côté, comme un paquet de ficelles, afin d’abaisser
mon vol... Le penseur Descartes faisait, une fois, cette réflexion que rien de
solide n’avait été bâti sur vous. C’était une manière ingénieuse de faire
comprendre que le premier venu ne pouvait pas, sur le coup, découvrir votre
valeur inestimable. En effet, quoi de plus solide que les trois qualités
principales déjà nommées qui s’élèvent, entrelacées comme une couronne
unique, sur le sommet auguste de votre architecture colossale ? Monument
qui grandit sans cesse de découvertes quotidiennes, dans vos mines de
diamant, et d’explorations scientifiques, dans vos superbes domaines. O
mathématiques saintes, puissiez-vous, par votre commerce perpétuel,
consoler le reste de mes jours de la méchanceté de l’homme et de
l’injustice du Grand-Tout !
(Chant deuxième)
Les Champs de Maldoror,
Lacroix et Verboeckhoven imprimeurs, Bruxelles, 1869
Du même auteur :
« J'ai vu, pendant toute ma vie… » (24/09/2014)
« Au clair de la lune, près de la mer » (24/09/2015)
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