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Le bar à poèmes
15 mai 2018

Frédéric-Jacques Temple (1921 - 2020) : Profonds pays (II)

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Profonds pays

II

 

TROIS VILLES

 

1

Des chiens fiévreux

aux dents luisantes

de panique et de faim

me dévisagent tremblant

dans les décombres

où triomphe la puanteur

humaine

disputant des viandes

innommables

au rats

vrais maîtres de la ville

qui n’est plus une ville

Karlsruhe, 1945

 

2

Regardez bien la fourmilière

son trafic ordonné

allées et venues sans faute

brefs conciliabules

denrées pour les greniers

les caves les silos

impasses corridors

labyrinthes parfaits

intense multitude

aveugle sourde mécanique

en route vers la mort

telle est la ville

vue de très haut

 

3

Obturée colmatée

sans pores ni méats

la ville nie la terre

mais une herbe soudain

frêle comme un espoir

perce le macadam

 

AIGUES-MORTES

                                                                                   A Roland Pécout

 

Enceinte militaire

au cœur des salicornes

étrangère par acte régalien

aux hommes des paluds

nés d’Oc fleuris de sel

qui parlaient aux dauphins

 

Elle a surgi hostile aux roselières

qui font l’amour avec le vent

elle a surgi pour la vaine croisade

dans les cris d’alarme des oiseaux

 

Emblème à jamais funéraire

des terres aliénées

ENSERUNE (1)



Les ancêtres nous reçoivent

pères profonds têtes inhabitées (2)

clos dans leurs vases funéraires

qui contiennent nos prémices

 

La mémoire mûrit dans les cistes

le thrène hivernal des oiseaux

la fureur aiguë de l'été

l'ivresse rouge des vendanges

 

Chefs de guerre en leur citadelle

femmes décorées de fibules

cueilleurs d'olives, moissonneurs

ont engendré ces alyscamps

 

ensemencé la terre abrupte

de leurs cendres tutélaires

garantes des outils et des armes,

immobiles témoins de la vie

 

(1) : Site archéologique de l' Hérault

(2) : Citation du Cimetière marin de Paul Valéry

 

LA GARE D’AIX-EN-PROVENCE

A Claude Leroy

 

Derrière ses persiennes closes

rue Clemenceau

Blaise Cendrars ne disait mot

dans l’attente de l’aurore

écoutant la cadence du chemin de fer

en gare d’Aix-en-Provence

tacatac-tacatac-tacatac-tacatac-tacatac

qui haletait sifflait crachait fumait

à la manière du Transsibérien

et il posait en rêve le bulbe d’or

de Saint-Basile sur la cathédrale

où le Buisson Ardent devenait une icône

 

Aux Deux Garçons j’ai entendu

que la ville avait jadis refusé le train

galéjade marseillaise

sans doute

 

DELPHES

A Vassilis Alexakis

 

J’ai brisé l’omphalos

ce bel œuf dur

pondu par le soleil

et j’ai connu

les secrets du monde

 

Sur le Parnasse

planaient des aigles

millénaires

 

MARRAKECH

A Souné Wade

 

De l’antre des bazars

s’offre l’esplanade sonore

où dansent

vendeurs de simagrées

les marchands d’eau

 

Les malins séducteurs

de dociles couleuvres

les silencieux pinceurs de luth

les frappeurs de tambour

en frénétique extase

se plaisent à l’odeur des soupes

des fritures

 

Les femmes accroupies

dans le musc des étals

somnolent

alourdies d’ambres et d’onguents

 

La litanie des mille et une épices

anis cumin cannelle colombo

encens bétel myrrhe en apothéose

escorte le chant des muezzins

dans le regard mascara des enfants

mendiants

gazelles

à fendre l’âme

 

Ce théâtre a sa toile de fond

haut mirage des neiges

ignoré des palmiers

 

OMBRES

A Marc Voinchet

 

J’ai marché très longtemps

dans les poèmes de Longfellow

cyprières obscures des marécages

mousses échevelées d’Opelousas

pleurant

Evangéline et Hiawata

 

Appaloussas

Apelousas

Oppeloussas

se nommaient les Indiens

chasseurs d’alligators

lémures parmi les ombres

 

Je me suis gavé de gombos

et de canards du New Jersey

dans une case vermoulue

où des nègres au regard lointain

pêcheurs de grenouilles

grouillant dans les entrelacs

des jacinthes d’eau

fredonnaient des complaintes

sans fin

 

D’un ponton chaque soir

sur les vasières glauques

foisonnant de moustiques

en fanfare

je respirais les remugles

des reliques françaises

décomposées

 

Je salue maintenant des fantômes

l’avocat Morgan Goudeau III

Austin Fontenot de langue poitevine

Dudley Tatman se disant colonel

qui me donna un bowie knife

et pendant dix ans écrivit

des lettres mélancoliques

 

Puis un jour

ce fut

le silence

 

BEIJA-FLORES

à Adrien Roig

 

Abeille

oiseau

vibrion de lumière

immobile désir

frémissant

sur les lèvres

des fleurs

 

A BORD DU MELUSINE

à Claude Bonfils

 

Dans un soleil majeur

nous cinglons

voiles toutes

aux ordres du dieu-vent

 

Eperdus

des poissons volants

se sauvant des voraces

échouent sur les bordages

 

Une môle indolente

ondulant

sur la houle crémeuse

passe

lunaire

étrangère aux clameurs sauvages

des grands oiseaux

libres comme la mer

 

Cette nuit

sous la route d’étoiles

je m’endors

timonier de mes rêves

seul au monde

dans les bras des gorgones

 

MOLENE

à Brigitte

 

Île parmi les îles

en cette mer d’Iroise

rose quelquefois noire

                    *

Dansent dans l’indigo

les goélands rapaces

aux barbares clameurs

                    *

Quand sombre le soleil

des abois lunatiques

se coulent dans les landes

                    *

Soue le vent la pensée

éclate en archipel

 

AU LAC DE BRET

à Pierre-Alain Tâche

 

Ici longtemps après

émerveillé

par le même soleil

de mes quinze ans

 

Dans la tiédeur des roselières

plongent à jamais

des oiseaux

que je reconnais

1982

 

La brume incertaine

où sommeille la mémoire

garde les secrets de l’eau

 

Solitaire une barque d’encre

image immobile

émerge du crachin

2006

 

ODE A SAINT-PETERSBOURG

aux conjurés du 18 août 2001

 

Du vaste Ladoga

s’avance

promeneuse

                   la Néva

                                   lente avenue

                   de pont en pont

                                   de tous ses bras

                                                       vers la mer

 

Alexandre

               Prince de Novgorod

Nouvelle Ville Resplendissante

               par le fleuve

               devint Nevski

               en 1240

 

Novgorod / Saint-Pétersbourg

33 verstes de dérayure

 

Un pont-levis s’ouvre

en deux

               comme une porte

devant la cathédrale Smolny

               bleue rose et verte

dans le soleil couchant

d’une carte postale

               vivante

 

soirée du 18 août 2001

agapes et frairie

                         restaurant Davidov

                         de l’hôtel Astoria

l’esturgeon sauce Pouchkine

nage dans la vodka

                         tzigane

truites roses

                         tziganes

l’ombre des tsars

entre les tables

sous les grands lustres

d’opéra

                         tziganes

                         tziganes encore

                         balalaïkas

                         jusqu’à l’aube

 

un an s’ajoute

 

 

 

Aleksandr Alexandrovitch Blok

est mort le 7 août 1921

                         (pour marquer le deuil

                         je suis né

                         onze jours plus tard)

nous sommes seuls

dans le musée fantôme

rue des Décabristes

                         salles désertes

deux lourdes matrones

tirées de leur somnolence

nous abandonnent

                         seuls dans le caveau

                         funèbre

appartement de Blok

                         immobile

                         immuable

                         oublié

dans la pénombre

d’une fin de jour

                         tapis râpés

                         papier fané des murs

                         fauteuil triste de médecin

                         démodé

                         ou de professeur austère

histoire éteinte

crépuscule désespéré

                         silence épais

                         d’une âme chavirée

notre présence

intolérable

à nous-mêmes

voici  Pouvchkine

attablé

                         figure de cire

                         au Café Littéraire

il écoute à jamais Tchaïkowski

                         peut-être

                                                  ou Scriabine

sans les avoir connus

                         il règne sur la ville                        

                         dans le bronze

                         et dans les cœurs

 

nous invoquons des fantômes

dans Gorochowaïa  

                         au 34 est le bijoutier Leuba                     

                         au 79 la maison d’Hélène

                         sans la grande horloge

                         que vit Freddy                     

                                  en son adolescence

                         encore fort mauvais poète

voilà cent ans

 

 

 

la ville a changé trois fois de nom

                         cendres froides     

 

Profonds pays

Editions Obsidiane, 89500 Bussy-le-Repos, 2011

 

Du même auteur :

La prison de Socrate (13/10/2014)

Un long voyage (13/10/2015)

Westbound (14/05/2019)

Thessalonique (15/05/2020) 

Northbound (01/11/2020)

Sud (15/05/2021)

Profonds pays (I) (01/11/2021)

Profonds pays (III) (15/05/2022)

Caravane (15/05/2023)

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