Frédéric-Jacques Temple (1921 - 2020) : Profonds pays (II)
Profonds pays
II
TROIS VILLES
1
Des chiens fiévreux
aux dents luisantes
de panique et de faim
me dévisagent tremblant
dans les décombres
où triomphe la puanteur
humaine
disputant des viandes
innommables
au rats
vrais maîtres de la ville
qui n’est plus une ville
Karlsruhe, 1945
2
Regardez bien la fourmilière
son trafic ordonné
allées et venues sans faute
brefs conciliabules
denrées pour les greniers
les caves les silos
impasses corridors
labyrinthes parfaits
intense multitude
aveugle sourde mécanique
en route vers la mort
telle est la ville
vue de très haut
3
Obturée colmatée
sans pores ni méats
la ville nie la terre
mais une herbe soudain
frêle comme un espoir
perce le macadam
AIGUES-MORTES
A Roland Pécout
Enceinte militaire
au cœur des salicornes
étrangère par acte régalien
aux hommes des paluds
nés d’Oc fleuris de sel
qui parlaient aux dauphins
Elle a surgi hostile aux roselières
qui font l’amour avec le vent
elle a surgi pour la vaine croisade
dans les cris d’alarme des oiseaux
Emblème à jamais funéraire
des terres aliénées
ENSERUNE (1)
Les ancêtres nous reçoivent
pères profonds têtes inhabitées (2)
clos dans leurs vases funéraires
qui contiennent nos prémices
La mémoire mûrit dans les cistes
le thrène hivernal des oiseaux
la fureur aiguë de l'été
l'ivresse rouge des vendanges
Chefs de guerre en leur citadelle
femmes décorées de fibules
cueilleurs d'olives, moissonneurs
ont engendré ces alyscamps
ensemencé la terre abrupte
de leurs cendres tutélaires
garantes des outils et des armes,
immobiles témoins de la vie
(1) : Site archéologique de l' Hérault
(2) : Citation du Cimetière marin de Paul Valéry
LA GARE D’AIX-EN-PROVENCE
A Claude Leroy
Derrière ses persiennes closes
rue Clemenceau
Blaise Cendrars ne disait mot
dans l’attente de l’aurore
écoutant la cadence du chemin de fer
en gare d’Aix-en-Provence
tacatac-tacatac-tacatac-tacatac-tacatac
qui haletait sifflait crachait fumait
à la manière du Transsibérien
et il posait en rêve le bulbe d’or
de Saint-Basile sur la cathédrale
où le Buisson Ardent devenait une icône
Aux Deux Garçons j’ai entendu
que la ville avait jadis refusé le train
galéjade marseillaise
sans doute
DELPHES
A Vassilis Alexakis
J’ai brisé l’omphalos
ce bel œuf dur
pondu par le soleil
et j’ai connu
les secrets du monde
Sur le Parnasse
planaient des aigles
millénaires
MARRAKECH
A Souné Wade
De l’antre des bazars
s’offre l’esplanade sonore
où dansent
vendeurs de simagrées
les marchands d’eau
Les malins séducteurs
de dociles couleuvres
les silencieux pinceurs de luth
les frappeurs de tambour
en frénétique extase
se plaisent à l’odeur des soupes
des fritures
Les femmes accroupies
dans le musc des étals
somnolent
alourdies d’ambres et d’onguents
La litanie des mille et une épices
anis cumin cannelle colombo
encens bétel myrrhe en apothéose
escorte le chant des muezzins
dans le regard mascara des enfants
mendiants
gazelles
à fendre l’âme
Ce théâtre a sa toile de fond
haut mirage des neiges
ignoré des palmiers
OMBRES
A Marc Voinchet
J’ai marché très longtemps
dans les poèmes de Longfellow
cyprières obscures des marécages
mousses échevelées d’Opelousas
pleurant
Evangéline et Hiawata
Appaloussas
Apelousas
Oppeloussas
se nommaient les Indiens
chasseurs d’alligators
lémures parmi les ombres
Je me suis gavé de gombos
et de canards du New Jersey
dans une case vermoulue
où des nègres au regard lointain
pêcheurs de grenouilles
grouillant dans les entrelacs
des jacinthes d’eau
fredonnaient des complaintes
sans fin
D’un ponton chaque soir
sur les vasières glauques
foisonnant de moustiques
en fanfare
je respirais les remugles
des reliques françaises
décomposées
Je salue maintenant des fantômes
l’avocat Morgan Goudeau III
Austin Fontenot de langue poitevine
Dudley Tatman se disant colonel
qui me donna un bowie knife
et pendant dix ans écrivit
des lettres mélancoliques
Puis un jour
ce fut
le silence
BEIJA-FLORES
à Adrien Roig
Abeille
oiseau
vibrion de lumière
immobile désir
frémissant
sur les lèvres
des fleurs
A BORD DU MELUSINE
à Claude Bonfils
Dans un soleil majeur
nous cinglons
voiles toutes
aux ordres du dieu-vent
Eperdus
des poissons volants
se sauvant des voraces
échouent sur les bordages
Une môle indolente
ondulant
sur la houle crémeuse
passe
lunaire
étrangère aux clameurs sauvages
des grands oiseaux
libres comme la mer
Cette nuit
sous la route d’étoiles
je m’endors
timonier de mes rêves
seul au monde
dans les bras des gorgones
MOLENE
à Brigitte
Île parmi les îles
en cette mer d’Iroise
rose quelquefois noire
*
Dansent dans l’indigo
les goélands rapaces
aux barbares clameurs
*
Quand sombre le soleil
des abois lunatiques
se coulent dans les landes
*
Soue le vent la pensée
éclate en archipel
AU LAC DE BRET
à Pierre-Alain Tâche
Ici longtemps après
émerveillé
par le même soleil
de mes quinze ans
Dans la tiédeur des roselières
plongent à jamais
des oiseaux
que je reconnais
1982
La brume incertaine
où sommeille la mémoire
garde les secrets de l’eau
Solitaire une barque d’encre
image immobile
émerge du crachin
2006
ODE A SAINT-PETERSBOURG
aux conjurés du 18 août 2001
Du vaste Ladoga
s’avance
promeneuse
la Néva
lente avenue
de pont en pont
de tous ses bras
vers la mer
Alexandre
Prince de Novgorod
Nouvelle Ville Resplendissante
par le fleuve
devint Nevski
en 1240
Novgorod / Saint-Pétersbourg
33 verstes de dérayure
Un pont-levis s’ouvre
en deux
comme une porte
devant la cathédrale Smolny
bleue rose et verte
dans le soleil couchant
d’une carte postale
vivante
soirée du 18 août 2001
agapes et frairie
restaurant Davidov
de l’hôtel Astoria
l’esturgeon sauce Pouchkine
nage dans la vodka
tzigane
truites roses
tziganes
l’ombre des tsars
entre les tables
sous les grands lustres
d’opéra
tziganes
tziganes encore
balalaïkas
jusqu’à l’aube
un an s’ajoute
Aleksandr Alexandrovitch Blok
est mort le 7 août 1921
(pour marquer le deuil
je suis né
onze jours plus tard)
nous sommes seuls
dans le musée fantôme
rue des Décabristes
salles désertes
deux lourdes matrones
tirées de leur somnolence
nous abandonnent
seuls dans le caveau
funèbre
appartement de Blok
immobile
immuable
oublié
dans la pénombre
d’une fin de jour
tapis râpés
papier fané des murs
fauteuil triste de médecin
démodé
ou de professeur austère
histoire éteinte
crépuscule désespéré
silence épais
d’une âme chavirée
notre présence
intolérable
à nous-mêmes
voici Pouvchkine
attablé
figure de cire
au Café Littéraire
il écoute à jamais Tchaïkowski
peut-être
ou Scriabine
sans les avoir connus
il règne sur la ville
dans le bronze
et dans les cœurs
nous invoquons des fantômes
dans Gorochowaïa
au 34 est le bijoutier Leuba
au 79 la maison d’Hélène
sans la grande horloge
que vit Freddy
en son adolescence
encore fort mauvais poète
voilà cent ans
la ville a changé trois fois de nom
cendres froides
Profonds pays
Editions Obsidiane, 89500 Bussy-le-Repos, 2011
Du même auteur :
La prison de Socrate (13/10/2014)
Un long voyage (13/10/2015)
Westbound (14/05/2019)
Thessalonique (15/05/2020)
Northbound (01/11/2020)
Sud (15/05/2021)
Profonds pays (I) (01/11/2021)
Profonds pays (III) (15/05/2022)
Caravane (15/05/2023)