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Le bar à poèmes
14 mai 2018

Emile Verhaeren (1855 – 1916) : La folie

 

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La folie

 

Routes de fer vers l'horizon :

Blocs de cendres, talus de schistes,

Où sur les bords un agneau triste

Broute les poils d'un vieux gazon ;

Départs brusques vers les banlieues,

Rails qui sonnent, signaux qui bougent,

Et tout à coup le passage des yeux

Crus et sanglants d'un convoi rouge ;

Appels stridents, ouragans noirs,

Pays de brasiers roux et d'usines tragiques,

Où sanglotent, quand vient le soir,

Toutes les voix du vent

Frappant, d'un contenu gémissement,

Les fils à l'infini des crins télégraphiques,

C'est parmi vous

Qui entourez, de vos remous,

Les villes,

Que s'en viennent chercher asile

Les cerveaux éclatés des déments et des fous.

 

Marqués chacun d'un signe,

Derrière un mur aveugle et sourd

De vieux faubourg,

Les cabanons s'alignent ;

Et la cité ardente et terrible, là-bas,

Qui les peuple de haut en bas, 

Avec les yeux aigus de ces vitres hagarde 

S'en inquiète et les regarde.

 

O la folie et ses soleils, tout à coup blancs !

O la folie et ses soleils plombants 

A rayons lents, 

A rayons ternes, 

Sinistrement, 

La fièvre et le travail modernes !

 

Jadis tout l'inconnu était peuplé de Dieux, 

Ils étaient la réponse aux questions dont l'homme 

En son âme puérile dressait la somme ; 

Ils étaient forts puisqu'ils étaient silencieux ;

Et la prière et le blasphème 

Qui ne résolvaient rien 

Tranchaient pourtant, au nom du mal, au nom du bien, 

Les problèmes suprêmes.

 

Or aujourd'hui c'est la réalité 

Secrète encor, mais néanmoins enclose 

Au cours perpétuel et rythmique des choses, 

Qu'on veut, avec ténacité, 

Saisir, pour ordonner la vie et sa beauté, 

Selon les causes.

 

L'homme se lève enfin pour ce devoir tardif,

Venu pour éclipser les feux de tous les autres ;

Il s'affirme non plus le roi, le preux, l'apôtre,

Mais le savant têtu, ardent et maladif

Qui se brûle les nerfs à saisir, au passage, 

Toute énigme qui luit et fuit - moment d'éclair.

Doutes, certitudes, labeurs, fouilles, voyages, 

La terre entière est sonore de son pas clair 

Et la nuit attentive écoute arder ses veilles ;

Avec des yeux géants, il explore la treille

Des globes d’ombre et d’or pendus au firmament.

Les soirs sont flamboyants de hauts laboratoires

Qu’il allume, pareil aux feux des promontoires.

 

La vie ? Il étudie en de simples ferments ;

Couche après couche, il a fouillé les sols funèbres

Il a sondé le fond des mers et des ténèbres,

Il a rebâti tout, avec un tel souci

D’en bien fixer l’assise et les combles et les mortaises,

Qu’il n’est plus rien, sous les grands toits de ses synthèses,

Qu’il ne soit soutenu et ne soutienne aussi.

 

Et le tresseau universel des énergies

Règle ce travail neuf, de ses forces surgies,

Aux quatre coins du monde – et la terre et les cieux

Et ceux qui trafiquent au nom de l’or et ceux

Qui ravagent au nom du sang, tous collaborent,

Avec leur haine ou leur amour, au but sacré.

De chaque heure du siècle un prodige s’essore 

Et vous les provoquez, chercheurs ! Tout est serré,

Mailles de vie ou de matière entre vos doigts subtils ;

Les miracles humains illuminent les villes

Et l’inconnu serait dompté et le savoir,

A larges pas géants, aurait rejoint l’espoir,

Si vos cerveaux battus de vent de la conquête

N’ usaient à trop penser vos maigres corps d’ascètes

Et si vos nerfs tendus toujours et toujours las,

Un jour, telles des cordes, n’éclataient pas. 

 

Ô la folie, avec ses cris, avec ses râles,

Et ses pas saccadés au long d’un haut mur blanc,

Ô la folie et ses soleils plombant et pâles,

Comme des lampes sépulcrales,

Sur les villes de l’Occident,

Certes vous l’entendez, chercheurs fiévreux et blêmes

Rôder non loin de vos maisons,

Mais rien ne vous distrait du sort de vos problèmes,

Vous surgissez, héros ! donnant votre raison

Comme jadis on prodiguait la vie

Et les chevaux des recherches inassouvies

N’arrêtent point l’essor

De leurs ailes vers la lumière,

Parce que ceux qui les montaient glissent à terre,

Soudainement, parmi les morts.

 

Les forces tumultueuses

Société du Mercure de France1902

Du même auteur :

Le vent (06/02/2016)

« Dès le matin... » (05/05/2017)

La pluie (03/09/2019)

Fleur fatale (03/10/2020)

Les plaines (03/10/2021) 

Le départ (03/10/2022) 

La neige (03/10/2023)

 

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