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Le bar à poèmes
17 février 2018

Samih al-Qâssim (1939 - 2014) /سميح القاسم : Notre chemise râpée

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Notre chemise râpée


Son absence sera longue,

livrée au froid dont la morsure, là-bas, en Occident, 

     est de celles que nul ne supporte.

O toi, la mère, rassemble donc toutes les couvertures de selle

      que tu pourras trouver

et fais-lui tes adieux, ce gage déposé

     entre des bras amis : 

offre-lui, oui, ce châle par tes mains tissé 

le soir, entre l'attente du retour  

     du cher petit et le conseil murmuré

     par le chaudron sur le foyer. 

Oui, son absence sera longue, et la morsure du froid, 

     là-bas, est de celles que nul ne supporte... 

O toi, la mère, ne sais-tu pas qu'il est pour lui

     temps de partir? 

Garde-toi d'oublier de joindre à son bagage

     ses bas de grosse laine, 

     toute à la fièvre de l'étreinte... 

Allons, sois forte, le cher petit, tu le sais bien, 

     ne supporte plus les plaintes. 

C'est ainsi. Depuis la mort du père, les plaintes

     il ne les supporte plus.

L'entrée du port est cette issue

     de la maison qui donne sur la rue: 

les mouchoirs agités à l'instant de l'adieu

     ne dépasseront pas le seuil. 

Et toi, la mère, tu chercheras refuge ensuite

     dans quelque coin de la maison

     et tu verseras tes larmes

     de ces larmes qui brûlent. 

Mais ta n'iras pas au port car ce n'est point là que guérit

      la peine attachée à la séparation. 

Nombreux seront là les voisins, les amis, 

     tous ceux qu'il aime... Laisse-le, 

ô toi, la mère, et sache que bientôt, juste à l'heure

     de sa dernière foulée sur cette terre aveugle,

 le flux de son haleine sera tout entier aspiré

     par les deux poumons de son frère. 

Oui, de l'un à l'autre le souffle passera

     avec cette force que tu sais, que tu espères :

oui, cette haleine viendra s`insinuer

     au creux des poumons de son frère... 


***


Depuis qu'il a dit " Je vais partir ",

tu n'as trouvé de saveur à aucun aliment,

      anéantie par la tristesse. 

Tu as pleuré au long des nuits, 

     pleuré en silence, 

les yeux grands ouverts sur la fosse

     des ténèbres. 

O comme ton fier visage a cédé à présent

     à la lente approche des rides ! 

Chaque heure depuis lors te fut

     comme une année, 

et ton corps fatigué en accuse la trace. 

Les ruisseaux de ton coeur, aucune eau vive

     ne les vient plus irriguer

      et tes lèvres se sont desséchées. 

" O Seigneur mien, pour qui l'ai-je donc élevé

     au long de ces vingt ans? 

Entends-tu, ô Seigneur mien : pour qui, 

     au long de ces vingt ans? "

Tu n'as jamais compris au nom de quoi Il assène

     de tels coups sur nos pauvres murs. 

Tu n'as jamais compris au nom de quoi encore

     Il jette ces noires clameurs... 

O mère, tu le sais, ce serait pour nous un suicide

     que de rester sur cette terre ! 

Les vers rongeurs se sont emparés

     de mes livres, et la mort

toujours plane à l'horizon

     de mon coeur. 

Mère! j'ai passé le plus clair de mon temps

     à moudre de l'eau au fond des cafés, 

 à essuyer les tables de tous les lieux voués

     au plaisir des autres. 

J'ai été chassé de toutes les portes

     l'une après l'autre; 

et mes semelles et mes haillons

     sont partis en lambeaux. 

On m'a injurié, on m'a crié partout que j'étais inutile. 

     On a fait guerre à mon honneur

et j'ai bu jusqu'à la noire ivresse, soutenu

     par les épaules de mes compagnons, 

et j'ai pleuré dans ma triste fange, 

     et j'ai pleuré sur ma honte. 

Et au bureau d'embauche on n'avait que ces mots: 

     Attendre... attendre.. attendre... 

Ah, le regard de ce fumeur de cigare écorchant

     mon nom du haut de son mépris!... 

Mère, je vais partir : tourner en rond me fend la tête. 

     Oui, je vais partir! 

Que la phtisie, que le déluge s'installent ici

     et avec eux l'incendie! 

Mais cela, non, je ne puis plus

     le supporter davantage! 

***


L'Emigré a chargé sur son dos ce qu'il a pu prendre 

     et il est parti. 

Gloire à Celui qui nous accorde d'avoir des enfants

     et qui les rappelle à Lui! 

Tu as pleuré au long des nuits, 

     pleuré en silence, 

les yeux grands ouverts sur la fosse

     des ténèbres. 

Tu ne comprenais pas... et ton petit non plus

     ne savait pas

que sa chemise râpée, tant qu'elle battrait au vent

    de la peine et de la détresse, 

    avec elle battrait aussi le drapeau du retour. 

Alors explique à son frère qu'il n'est pas pire souillure 

que d'en être réduit à vendre la terre humide

     où gît son père. 

Mais dis-lui aussi que la force qui pousse la vie

     à sortir de la graine semée

est plus dure que le roc; dis-lui que nos racines 

     plongent loin dans le sein de cette terre..

et que notre chemise râpée, tant qu'elle battra au vent 

     de la peine et de la détresse, 

avec elle battra aussi le drapeau du retour, 

avec elle battra aussi le drapeau du retour ....

 

 Traduit de l’arabe par René R. Khawam

in, « La poésie arabe des origines à nos jours »

Editions Phébus, 1995

Du même auteur :

Lettre de prison (09/09/2015)

Au vingtième siècle (17/02/2019)

 

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