Raymond Queneau (1903 – 1977) : Je n'ai donc pu rêver
Je n'ai donc pu rêver
Je n'ai donc pu rêver que de fausses manœuvres,
vaisseau que des hasards menaient de port en port,
de havre en havre et de la naissance à la mort,
sans connaître le fret ignorant de leur œuvre.
Marins et passagers et navire qui tangue
et ce je qui débute ont même expression,
une charte-partie ou la démolition,
mais sur ce pont se livrent des combats exsangues.
Voici : le capitaine a regardé les nuages
qui démolissaient l'horizon,
il descend dans la cale où déjà du naufrage
se profile l'inclinaison.
Voici : les rats se sauvent
et plus d'un prisonnier trouve sa délivrance.
La coquille a viré pour courir d'autres chances,
et voici : l'on innove.
Que disent les marins ? ils grimpent aux cordages
en sacrant comme des loups,
ils ont passé la ligne affublés en sauvages,
voulant encor faire les fous.
Voici : ce navire entre dans d'autres eaux,
d'autres mers où les orages
n'ont pas détruit le balisage,
et voici : les marins ont fermé leurs couteaux.
Voici : ce ne sont plus vers de faux rivages
que nous appareillons.
La vie est un songe, dit-on,
mais deux c'est trop pour mon âge.
Chêne et chien
Editions Denoël, 1937
Du même auteur :
« Quand nous pénètrerons la gueule de travers… » (25/05/2014)
« Si tu t’imagines… » (25/05/2015)
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