jaccottet_1_

 

Parler

1

Parler est facile, et tracer des mots sur la page,

en règle générale, est risquer peu de chose :

un ouvrage de dentellière, calfeutré,

paisible (on a pu même demander

à la bougie une clarté plus douce, plus trompeuse),

tous les mots sont écrits de la même encre,

« fleur » et « peur » par exemple sont presque pareils,

et j’aurai beau répéter « sang » du haut en bas

de la page, elle n’en sera pas tachée,

ni moi blessé.

 

Aussi arrive-t-il qu’on prenne ce jeu en horreur,

qu’on ne comprenne plus ce qu’on a voulu faire

en y jouant, au lieu de se risquer dehors

et de faire meilleur usage de ses mains.

 

Cela,

c’est quand on ne peut plus se dérober à la douleur,

qu’elle ressemble à quelqu’un qui approche

en déchirant les brumes dont on s’enveloppe,

abattant un à un les obstacles, traversant

la distance de plus en plus faible – si près soudain

qu’on ne voit plus que son mufle plus large

que le ciel.

 

Parler alors semble mensonge, ou pire : lâche

insulte à la douleur, et gaspillage

du peu de temps et de forces qui nous reste.

 

2

 

Chacun a vu un jour (encore qu’aujourd’hui

on cherche à nous cacher jusqu’à la vue du feu)

ce que devient la feuille de papier près de la flamme,

comme elle se rétracte, hâtivement, se racornit,

s’effrange… Il peut nous arriver cela aussi,

ce mouvement de retrait convulsif, toujours trop tard,

et néanmoins recommencé  pendant des jours,

toujours plus faible, effrayé, saccadé,

devant bien pire que du feu.

 

Car le feu a encore une splendeur, même s’il ruine,

il est rouge, il se laisse comparer au tigre

ou à la rose, à la rigueur on peut prétendre,

on peut s’imaginer qu’on le désire

comme une langue ou comme un corps ;

autrement dit, c’est matière à poème

depuis toujours, cela peu embraser la page

et d’une flamme soudain plus haute et plus vive

illuminer la chambre jusqu’au lit ou au jardin

sans vous brûler – comme si, au contraire,

on était dans son voisinage plus ardent, comme s’il

vous rendait le souffle, comme si

l’on était de nouveau un homme jeune devant qui

l’avenir n’a pas de fin…

 

C’est autre chose, et pire, ce qui fait un être

se recroqueviller sur lui-même, reculer

tout au fond de la chambre, appeler à l’aide

n’importe qui, n’importe comment :

c’est ce qui n’a ni forme, ni visage, ni aucun nom,

ce qu’on ne peut apprivoiser dans les images

heureuses, ni soumettre aux lois des mots,

ce qui déchire la page

comme cela déchire la peau,

ce qui empêche de parler en autre langue que de bête.

 

3

Parler pourtant est autre chose, quelquefois,

que se couvrir d’un bouclier d’air ou de paille…

Quelquefois c’est comme en avril, aux premières tiédeurs,

quand chaque arbre se change en source, quand la nuit

semble ruisseler de voix comme une grotte

(à croire qu’il y a mieux à faire dans l’obscurité

des frais feuillages que dormir),

cela monte de vous comme une sorte de bonheur,

comme s’il fallait, qu’il fallût dépenser

un excès de vigueur, et rendre largement à l’air

l’ivresse d’avoir bu au verre fragile de l’aube.

 

Parler ainsi, ce qui eut nom chanter jadis

et que l’on ose à peine maintenant,

est-ce mensonge, illusion ? Pourtant, c’est par les yeux ouverts

que se nourrit cette parole, comme l’arbre

par ses feuilles.

                          Tout ce qu’on voit,

tout ce qu’on aura vu depuis l’enfance,

précipité au fond de nous, brassé, peut-être déformé

ou bientôt oublié – le convoi du petit garçon 

de l’école au cimetière, sous la pluie ;  

une très vieille dame en noir, assise,

à la haute fenêtre d’où elle surveille

l’échoppe du sellier ; un chien jaune appelé Pyrame

dans le jardin où un mur d’espaliers

répercute l’écho d’un fête de fusils :

fragments, débris d’années –

 

tout cela qui remonte en paroles, tellement

allégé, affiné qu’on imagine

à la suite guéer même la mort…

 

4

Y aurait-il des choses qui habitent les mots

plus volontiers, et qui s’accordent avec eux

- ces moments de bonheur qu’on retrouve dans les poèmes

avec bonheur, une lumière qui franchit les mots

comme en les effaçant – et d’autres choses

qui se cabrent contre eux, les altèrent, qui les détruisent :

 

comme si la parole rejetait la mort,

ou plutôt, que la mort fit pourrir

même les mots ?

 

5

Assez ! oh assez.

Détruis donc cette main qui ne sait plus tracer

que fumées,

et regarde de tous tes yeux :

 

Ainsi s’éloigne cette barque d’os qui t’a porté,

Ainsi elle s’enfonce (et la pensée la plus profonde

ne guérira pas ses jointures),

ainsi elle se remplit d’une eau amère.

 

Oh puisse-t-il, à défaut du grand filet

de lumière, inespérable,

pour toute vieille barque humaine en ces mortels parages,

y avoir rémission des peines, brise plus douce,

enfantin sommeil.

 

6

J’aurai voulu parler sans images, simplement

pousser la porte…

                               J’ai trop de crainte

pour cela, d’incertitude, parfois de pitié :

on ne vit pas longtemps comme les oiseaux

dans l’évidence du ciel,

                                       et retombé à terre,

on ne voit plus en eux précisément que des images

où des rêves.

 

7

Parler donc est difficile, si c’est chercher… cherchez quoi ?

Une fidélité aux seuls moments, aux seules choses

qui descendent en nous assez bas, qui se dérobent,

si c’est tresser un vague abri pour une proie insaisissable…

 

Si c’est porter un masque plus vrai que son visage

pour pouvoir célébrer une fête longtemps perdue

avec les autres, qui sont morts, lointains ou endormis

encore, et qu’à peine soulèvent de leur couche

cette rumeur, ces premiers pas trébuchants, ces feux timides

- nos parole :

Bruissement du tambour pour peu que l’effleure le doigt inconnu…

 

8

Déchire ces ombres enfin comme chiffons,

vêtu de loques, faux mendiants, coureur de linceuls :

singer la mort à distance est vergogne,

avoir peur quand il y aura lieu suffit. A présent,

habille-toi d’une fourrure de soleil et sors

comme un chasseur contre le vent, franchit

comme une eau fraîche et rapide ta vie.

 

Si tu avais moins peur,

tu ne te ferais plus d’ombre sur tes pas.

 

 

 

                                                                       (Je t’arracherais bien la langue, quelquefois,

                                                 sentencieux phraseur. Mais regarde-toi donc

                                                 dans le miroir brandi par les sorcières : bouche

                                                 d’or, source longtemps si fière de tes sonores

                                                 prodiges, tu n’es déjà plus qu’égout boueux.)

 

 

Chant d’en bas

Editions Gallimard, 1977

Du même auteur :

« … qu’est-ce qu’un lieu ? » (27/06/2014) 

 Oiseaux, fleurs et fruits (27/06/2015)

Oiseaux invisibles (27/06/2016)

« Dis encore cela... » (03/07/2018)

A la lumière d’hiver (03/07/2019)

Monde (03/07/2020)

Autres chants (03/07/2021)

Leçons (03/07/2022)