Fragments
Nulle trace, dans l’air, d’un vol d’une voix ?
Et l’écho n’est-il pas le pollen qui reste dans l’ouïe
Quand de ses doigts l’on touche le minuscule clavier des
papillons, des voix ?
*
Que reste-t-il des visages mirés dans les rivières
Et qui s’en vont avec nos sourires nos larmes vers les mers ?
*
Un azur, une prunelle filtrés par les fenêtres
Des éclats de visages
Un cri n’est-il que le cocon d’où sortira le ver à soie des
orchestres futurs ?
*
Une cloche tel un aigle planait dans ma mémoire.
*
Quelqu’un a changé mon visage, mes mains
Un sourire traîné dans les claires eaux nocturnes.
Une couleur, un oiseau qui s’allume
Arbres déracinés comme des grands pains.
Un œil – une parole
Une bouche – une lampe
Tout à l’heure ce fut une corolle
Est-ce un fruit maintenant ? un goût de cendre
Dessiner ma place dans l’air,
J’étais là je n’y suis plus
Ces miroirs froids de la mer
Ces écumes brisées sous la vie d’une statue.
*
Il ne me faut plus qu’un nom
Un nom comme un voile sur les yeux,
Une terre fidèle une armoire
Avec du linge, avec mon enfance
Les charriots pleins de foin du crépuscule
Une flûte coupant l’horizon comme un navire
Mes sœurs, mes racines de cristal
*
L’océan comme un coquillage immense
Faisait entendre très loin son chant
La vie non vécue à laquelle l’on pense
Une lumière très douce descend dans mon sang
Les paroles qui dorment en nous comme les éponges au fond
des mers
Les poètes les cueillent et puis on peut les acheter chez les
herboristes
Chaque saison se défait de la peau d’un serpent
Chaque vers
Sera l’herbe magique qui te rendra invisible si vraiment tu existes
Quand un chant passe parmi les arbres
Des lambeaux de ce chant restent sur les branches comme les
plumes des oiseaux
Un instant seulement entre les murs d’une ville
Pour acheter des fruits imbibés de soleil
Il y a des rues très tranquilles où l’ombre traîne sur les pavés
Comme une lettre que nul ne lira
Tout au fond les kiosques remplis des paroles du poète
Plus près de moi il y a un aquarium
Les regards qui y sont restés se sont changés en poissons minces
Il y a des regards à moi
Il y a en toi aussi
*
De tous mes sens le plus puissant est l’odorat. Je le préfère d’ailleurs
à tous les autres. Par la vue, par l’ouïe, par le toucher (et d’ailleurs les
deux premiers ne sont qu’un développement, un prolongement du dernier)
on prend connaissance superficiellement d’un aspect extérieur. Par ces sens
on va vers le monde, on cherche ses contours, on s’arrête à sa surface. Par
l’odorat au contraire, le monde vient à nous, nous pénètre, entre en vous.
Une odeur rôde autour de moi comme un oiseau. Elle me frôle, elle essaie
mes cadenas, elle m’ouvre enfin. Et me voici envahi par les souvenirs par
la vie. Je suis un jardin où les vents et les saisons passent. Parfois, en sortant
à la bouche du métropolitain je retrouve une odeur qui vient de très loin, de
l’enfance. Et l’odeur est comme une main qui serre votre main : on sait tout
de suite si c’est un ami ou un traître.
In, « Poètes maudits d’aujourd’hui, 1946 – 1970 »
Editions Seghers, 1972
Du même auteur :
Mon peuple fantôme (08/06/2015)
Eloge du silence (08/06/2016)
Mes amis, mes montagnes (08/06/2018)
Amitié du poète (08/06/2019)
« Quand nos âmes seront réunies... » (08/06/2020)
A l’inconnue (08/06/2021)
« Sous nos fenêtres les jardins... » (02/12/2021)
Campagne (08/06/2022)