Jean Grosjean (1912 - 2006) : « Où étais-tu quand… »
Où étais-tu quand les reîtres m’ont dit : Allons saccager les villages,
et que l’après-midi fit tourner sur moi l’ombre d’un if ennuyé ?
Qu’attendais-tu à la fin d’un hiver dont s’attardait la neige dans les
bois derrière qui je sentais monter ma peur ?
J’appris le désespoir contre un pan de mur en regardant les moissons
frissonner de coquelicots que tu ne connus pas.
Et qui serait venu chasser les guêpes d’une treille dont les grappes
violaçaient à ton insu ?
Jamais personne, sauf peut-être un défunt, ne retrouvera au fond des
temps perdus les sites où tu me fis défaut.
Mais perdrons-nous la trace de ces heures dont ta voix fut la braise
et dont ton corps ne sera que la cendre ?
Il suffisait que tu bouges ta jambe dans l’herbe pour qu’une centaurée
fleurisse ou qu’un soleil descende boire à la source.
Les semaines n’ont plu été que le visage dont tu tournais vers moi les
déchirements de lumière et de nuit.
Comment s’enfuient tant de lentes années pour ne laisser de moi que
ma mémoire terrible comme ton cœur ?
Mais notre jour qui fut tous les jours neuf ne peut cesser quand bien le
merle enroué chanterait nos tombes sous l’averse.
Elégies,
Editions Gallimard, 1967
Du même auteur :
« S’est-on figuré… » 09/(05/2016)
« Si tu déchires le voile ... (09/05/2017)