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Le bar à poèmes
15 avril 2017

Laure Morali (1972 -) : « Je t’écris sans papier sans crayon … »

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Je t’écris sans papier sans crayon        Tu

recevras  mes  lettres des quatre coins du

vent car j’ai la certitude que tu m’attends

au bout de mes voyages    Fille sans nom

 

Tout a commencé lorsqu’un nom    roche

et glace      a ouvert le désir       Gaspésie

le nom d’une péninsule

 

J’ai fait mes bagages avec la désinvolture

qu’il faut    une juste mesure de crainte et

de désir     J’y ai mis ma latitude       48, 5

degré nord         Au vol la marge océane a

créé l’écart où mettre l’oubli          D’où je

viens     l’hiver existe peu

 

où je suis il y a un printemps            un été

un automne et un hiver   Tout ce qu’il faut

pour nuancer les couleurs    Plier le regard

déplier le regard          par le jour et la nuit

les grandes lumières et les grandes ombres

par les temps        et pousser chaque année

un peu plus

 

Je vais m’imprégner de tout     Fille    et je

te raconterai        L’itinéraire est un chiffre

que   je   ne   peux   plus  évoquer  sans  te

regarder de face

 

Je pars chercher les mots      les mots de la

bouche des gens qui habitent au bord de la

péninsule             Ils me parlerons de l’eau

devant la porte          de la montagne et des

forêts derrière les fenêtres         et je verrai

leur respiration     leur regard    leur nom

j’aime marcher au bord de l’eau         Je ne

risque pas de me perdre     sur la carte     il

n’y a qu’une seule route        la 132         Il

suffit de suivre les glaces qui bougent    Je

vais longer le fleuve et un jour     sans que

je m’en sois aperçue   ce sera déjà la mer

 

Peu importent les dates        Je ne veux pas

figer le temps de ce voyage           plutôt le

laisser libre de dériver          quand bon lui

semble me survenir          je n’aime pas les

souvenirs

 

Dès  le  départ    j’ai   pris    un   bord   du

parchemin littoral           côté nord      Il se

déroule tout seul devant      et derrière moi

roule         Toute cette neige qui tombe

 

Dans mon sac           j’ai un appareil photo

des films noirs et blancs         je déroulerai

seulement les négatifs

 

A chacun de mes pas     le regard     tourné

à l’est            écarte doucement le point de

coïncidence entre les lignes de fuite    trois

traits  au  crayon  de  bois  sur   une feuille

granulée

               la ligne d’eau

               la ligne de route

               la ligne de crête

je peux passer encore

 

sur la 132          l’hiver         peu de monde

circule              mais les voitures s’arrêtent

toujours face à mon pouce orienté       Une

p’tite fille dans l’froid         ça a pas d’bon

sens

 

CAP CHAT

Le pont de la rivière cap-chat         Le vent

froid de la brunante      Je souris avec mon

pouce tendu     personne ne s’arrêtera     je

ne sait pas où dormir     Ma liberté     mon

immense bonheur          Je marche avec un

mal d’épaules     Le regard saisit bien  loin

une enseigne jaune      A la station-service

peut-être un  téléphone  et  j’appellerai  ce

numéro  inconnu  qu’une  fille  m’a  offert

avec le nom de ses parents         celui d’un

village    Cap-au-Renard    Les bungalows

entre la glace et la route         verts et vides

souvenirs   d’été    comme   des   fantômes

Comment imaginer l’été

 

Une silhouette se détache de l’enseigne

une marche difficile un manteau bordeaux

une vieille femme     C’est elle maintenant

mon point d’équilibre        mon seul repère

le chemin  à  parcourir  avant  de la croiser

me semble si long              et plus j’avance

et plus elle recule     et plus j’ai mal au dos

C’est sa fatigue que je porte      sa solitude

dans le vent           l e froid             le blanc

Comme si un bout m’avait échappé        je

l’atteins       lui donne mon sourire        ma

légèreté          celle de n’avoir peur de rien

Son visage    plein    d’angles    entre    ses

cheveux noirs       parfois argentés       Son

regard d’enfant croise mon regard de vieille

femme      Elle est passée    Je n’ai plus rien

devant               un peu d’inquiétude me fait

trébucher             sa voix me rattrape

 

Où c’que tu vas comme çà            p’tite fille

toute seule dans l’ froid       Je ne sais pas si

je  souris  ou  bien  si  mon   rire  ricoche de

glace en glace         Tu peux venir chez nous

je suis toute seule            Lorsque nous nous

sommes croisées          elle m’avait déjà tout

donné

La pièce est au sous-sol         Un chat attend

Jeanne     blanc avec un œil bleu       un œil

vert              Une tempête de neige va  venir

Jeanne  a  prévu  la  graisse  pour le pain  et

des cuisses de poulet         Elle me fait une

place dans son lit            comme ma grand -

mère             On écoute le vent préparer  les

choses             Nous dormons tôt

Au matin             la neige monte derrière les

fenêtres            par des spirales          et nous

nous descendons avec des paroles             A

l’écart de la tempête                Jeanne et moi

avons le même âge         Douze enfants sont

lourds    à    porter   pour   un   seul    visage

J’avais   les   cheveux   bleus   comme   une

indienne          elle regarde la photo         Je  

parle peu        mes yeux brillent       pendant

une journée         une nuit          une matinée

la dérive immobile

 

(Le Bord des Péninsules)

 

In, « Il fait un temps de poème,

Textes rassemblés et présentés par Yvon Le Men »

Filigranes Editions, 22140 Trézélan, 1996 

 

De la même autrice :

Grâce (20/05/2020)

« les racines du ciel... » (06/06/2023)

 

 

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