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Le bar à poèmes
3 avril 2017

Claude Vigée (1921 - 2020) : Noyau pulsant

claudeVigee_2012_1_

 

Noyau pulsant

 

Seul est vrai le lieu nu

arraché maintenant

au buisson sanglant de ma bouche.

 

Pour ériger mon cri de pierre

devant le sanctuaire

de la montagne incendiée

je dérobe à l’abîme une Terre qui danse.

 

Toi, mon fils, tu retrouveras un soir d’arrière-fête

le seuil engendré aujourd’hui dans ma gorge brûlée

si tu retournes, en riant, vers l’amont de cette parole

dans la ville d’été qu’illumine le visage des météores.

 

Forêts d’instants fleuris en chœur sur les collines

grappes d’éternité

soudainement mûries

aux vignes de l’espace,

                      le temps danse immobile

dans l’intervalle obscur

d’un souffle au cœur où rient

mes syllabes de feu sur les toits chaulés de la ville.

 

 

Le vent de nuit court entre les maisonnettes basses

aux étroites fenêtres verrouillées.

Il envahit les corps errants dans les impasses muettes

et rompt sous les arceaux des porches en plein cintre

les longues façades jaunes et roses du calcaire :

ruches closes

peuplées de vieillards secs, pareils à des momies,

maigres abeilles en caftans d’or

usés jusqu’à l’aiguillon d’os,

et d’enfants kurdes endormis

comme troupeaux d’agneaux frisants

amassés dans la nuit qui est le ventre de l’été

sous la jeune lune de Tammouz

 

 

Noyaux pulsants

soubresauts du désir –

feu et nuit sont la trace

qui charrie le torrent du cri enseveli.

 

Montagne rousse de Judée, immense ruche

où s’accomplit l’osmose !

Les alvéoles gonflés de miel

s’échangent dans le placenta sonore de la terre.

 

Mordue à pleines dents la géode lactée

descellée et brisée – avec quelle terreur –

la sphère close de la caverne première :

comment

arracher les noyaux de quartz doré

où demeure l’antique lumière ?

 

Dîme de la nuit verte,

prémices nées de plus haut que le ciel :

dans un commencement

l’éclair tomba

nu sur les vagues du calcaire en fusion.

Les croissants de sel gemme

ont cuit sous haute pression

dans les fours rouges des collines de Jérusalem.

 

 

Ma langue est le couteau

qui dégage la stèle.

Sur mes lèvres ouvertes

gîte le vers luisant :

le feu caché

entre les dents

je scie la face

encore opaque

de la présence

- moi, le serviteur d’un surgir irrépressible :

c’est un étalon noir,

du plus loin de l’enfance

il s’annonce en moi comme un hennir sans mesure,

complice de la joie

qui vient plus tôt

que la figure.

Mon haleine lui sculpte un visage précaire,

couleur d’argile mûre

que l’arc-en-ciel éclaire.

Mais noire en vérité,

                     parut la grâce

                                         à l’origine.

 

 

Sur le sentier de crête

je fais voler ma chevelure.

Avant que souffle aux tempes

de mes mourants précoces

un vent de sable chu des planètes glacées

la nuit déjà reprend pour moi,

solitaire comparse,

l’indéchiffrable errance

dans les impasses muettes

de Zikrône Yossef :

mémoire du fils bien-aimé

si tôt vendu,

enfin perdu,

rêveur retrouvé roi dans le puits en Egypte.

Au milieu du temps brûle

la grande tache noire.

 

 

Dans le campement de Juda

au milieu du marché de minuit

les adolescents yéménites

aux yeux sombres comme des puits

portent avec précaution

leurs cageots débordants de fruits.

Annoncée dans le ciel

par le plain-chant solennel des grillons

la procession avance avec cérémonie

sous le vent descendu des adorantes étoiles.

Le monde embaume l’abricot

la courge et le melon.

Les boutiques abandonnées

bercent dans les ténèbres

leurs sacs d’épices

qui pèsent et remplissent

l’espace rougeoyant de tuiles invisibles.

Derrière la grille complice

rabattue vers la terre,

fornique la chatte sauvage

qui râle dans le noir comme la Sulamite,

car elle est malade d’amour.

 

 

De lieu en lieu

                               une lueur rousse

propage la senteur acide et forte de l’urine.

Dans l’antre prophétique

du club de l’Artist’s House

la vapeur de la science infuse et ancestrale

tourne magiquement – avec quelle lenteur –

sur les gros bols de thé vert à la menthe.

Dans ta noirceur enfin mon matin te convoque,

abîme du couchant, cathédrale des monstres,

caveau plein d’excréments de chauve-souris mortes !

 

Ici on mange.

Debout, en hâte, face à la rôtissoire,

devant les éventaires des marchands de shashlik

qui offrent sur l’autel du temple

(c’est une plaque de tôle

rougie au feu de bois par le vent du désir)

un monceau de rognons,

cœur ou foies de poulets

teintés d’acajou clair.

 

Dans la marmite obscure où l’huile chante et bout

danse la galaxie des falafels d’or sombre.

 

La table du festin

n’est que le miroir de l’amour,

mais la parole vive

engendre et nourrit à la fois

ce jeune peuple amassé dans la nuit.

 

 

Les embryons de cristal trouble

sont semés profonds sous la ville.

Plantés inverses dans la nuit minérales du ciel,

rythmiquement oscillent

les grains mâles invaginés,

leur dureté de flamme alterne

avec la tendre chair indifférente enveloppante

de la roche, leur mère, où l’espace s’enfante.

 

Ici le souffle est soutenu,

amour et chant perdurent,

le temps s’ordonne en chœur.

L’arbre du cri respire,

il vit : parole issue de l’acte.

L’homme n’est tout entier qu’un grand corps de lumière

enraciné dans l’innomé.

 

Heureuse dans la gangue obscure sans limite

la chenille s’enroule en zéro

sur l’origine spiralante

pour exploser soudain

pulsar

dans l’opacité matricielle de la montagne où gronde

un soleil aveugle qui dure –

étoile initiale autrefois expulsée de la mer !

 

 

L’œil est un grain de raisin dur

serti seul et solaire

dans le pressoir de notre bouche.

Sous la voûte profondément

ensevelie du massif cérébral

le globe de miel, rayonnant

d’aiguilles transparentes,

se déchire en vibrante parole

au creux de sa propre lumière

 

Jacob mon père

touché par l’ange

artistement et

l’âme à vif

dans le nerf du tressaut,

comme ton pas blessé

ce pays est devenu dansant

                                            boiteux

                                                          instable

 

arrachement au sol

rythme hiatus sursaut,

élan vers l’avenir !

 

Coupure du premier jardin,

éclipse du chant cristallin,

toi seul tu nous projettes

au-delà de notre demeure calcinée,

dans l’effrayant chemin

béni de la rupture.

 

 

Parole de Jacob, angoissante et secrète,

tu restitues l’éclat du feu planté jadis

par la main d’Eve sa sœur sombre –

au couchant de l’Eden qui vieillit sous les ronces –

dans les cavités de la roche usée, silencieuse.

 

Noyau pulsant

selon l’ample éclair périodique

la syncope s’élance au-delà de la peur.

Ton cœur connaît enfin

la contraction du  cri dans le quartz,

et l’abandon ensuite

à la vague noire et pacifiante de la montagne :

mais là-haut, seulement, renaît et dure

le fleuve igné du chant

qui ondule à travers l’écorce obscure du temps.

 

Majuscules burinées dans la nuit

du livre de Judée,

caractères du ciel

qu’assiège l’espace creux comme l’écume océanique,

votre œuvre avec la semaison des étoiles filantes

est le récit du déploiement

de toute geste

en profondeur.

Dans votre éclat se cache

la peur du dit devant son silence,

la proximité de la source

et du sable qui la tente,

fils et père échangés sur l’aire dénudée

que menace – éclair du poignard oblique –

la lumière sans ombre du désert.

 

Je ne recoudrai pas adroitement

le texte en lambeaux de mon livre,

je laisse fuir les étincelles de la forge

soulevées par le choc du noir métal transparent

jusqu’à la laitance animale du ciel.

 

 

Ici l’intimité s’est déjà relogée

dans l’habitat visible,

la solitude extrême est installée

entre les bouquets de cyprès,

dans les bergeries d’amandiers.

 

Opaque est le fruit bronzé du cactus,

le sabar épineux est doux aux lèvres affamées ;

mais le bois bleu du jeune arbre coriace

suffit seul au regard.

 

 

Parce qu’ils sentent poindre

sous la plante du pied la fraîcheur du calcaire,

les corps vibrants sont excellents à voir

quand ils se lancent nus dans le vent sec

ce matin de juillet fermé sur la lumière.

 

 

Un échange de feux entre tours solitaires

ne leur apporterait guère plus de clarté.

Où rien ne s’est montré,

là seulement où s’enténèbre

l’apparence impudique d’un visage,

le défaut de la nudité

se masque d’un discours qui tombe de la nue

comme du plomb fondu coulant, le long des rides,

du cuir chevelu chauve

jusque sur la paupière, et rhabille les yeux.

 

 

Mais l’intime entracte du meurtre

n’est-il pas rendu inutile ici,

                                               dans la lumière ?

et ne rayonnes-tu pas déjà sur nos lèvres,

soleil en gestation ?

                                                Pourtant

nous refusons.

 

 

Délivrance du souffle

Editions Flammarion, 1977

Du même auteur :

L’eau des sombres abysses (03/04/2015)

La clef de l’origine (03/04/2016)

« Entre la terre obscure… » (03/04/2018)

Dans le défilé (27/04/2019)

Passant près d'un banc vide / Ich geh àm e läre bänkel verbéi (27/04/2020)

La fin à l’horizon / Bâll schpeetsummer (27/04/2021) 

Pâque de la parole (27/04/2022)

« Parfois je crois surprendre... » / « Mànischmool glaawi... » (27/04/2023)

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