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Le bar à poèmes
24 janvier 2017

Théodore de Banville (1832 -1891) : Penthésilée

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Penthésilée

 

Quand son âme se fut tristement exhalée

Par la blessure ouverte, et quand Penthésilée,

Une dernière fois se tournant vers les cieux,

Eut fermé pour jamais ses yeux audacieux,

Des guerriers, soutenant son front pâle et tranquille,

L’apportèrent alors sous les tentes d’Achille.

     On détacha son casque au panache mouvant

Qui tout à l’heure encor frissonnait sous le vent,

Et puis on dénoua la cuirasse et l’armure :

Et, comme on voit le cœur d’une grenade mûre,

La blessure apparut dans la blanche pâleur

De son sein délicat et fier comme une fleur.

La haine et la fureur crispaient encor sa bouche,

Et sur ses bras hardis, comme un fleuve farouche

Se précipite avec d’indomptables élans,

Tombaient ses noirs cheveux, hérissés et sanglants.

     Le divin meurtrier regarda sa victime.

Et, tout à coup sentant dans son cœur magnanime

Une douleur amère, il admira longtemps

Cette guerrière morte aux beaux cheveux flottants

Dont nul époux n’avait mérité les caresses,

Et sa beauté pareille à celle des Déesses.

Puis il pleura. Longtemps, au bruit de ses sanglots,

Ses larmes de ses yeux brûlants en larges flots

Ruisselèrent, et, comme un lis pur qui frissonne,

Il baignait de ses pleurs le front de l’amazone.

     Tous ceux qui sur leurs nefs, jeunes et pleins de jours,

Pour abattre Ilios environné de tours,

L’avaient accompagné, fendant la mer stérile,

Frémissaient dans leurs cœurs, à voir pleurer Achille.

 

Mais seul Thersite, louche et boiteux et tortu

Et chauve, et n’ayant plus sur son crâne pointu

Que des cheveux épars comme des herbes folles,

Outragea le héros par ces dures paroles :

« Cette femme a tué les meilleurs de nos chefs,

Dit-il, puis, les ayant chassés jusqu’à leurs nefs,

Envoya chez Aidés, les perçant de ses flèches,

Des Achéens nombreux comme des feuilles sèches

Que le vent enveloppe en son tourbillon fou ;

Toi cependant, chacun le voit, cœur lâche et mou,

Qui te plains et gémis comme le cerf qui brame,

Tu pleures cette femme avec des pleurs de femme ! »

     À ces mots, regardant le railleur insensé,

Achille s’éveilla, comme un lion blessé

Sur le sable sanglant qu’un vent brûlant balaie,

Dont un insecte affreux vient tourmenter la plaie,

Et, voyant près de lui ce bouffon sans vertu,

Il le frappa du poing sur son crâne pointu.

    Thersite expira. Car le poing fermé d’Achille

Avait fait cent morceaux de son crâne débile,

De même que l’argile informe cuite au four

Est fracassée avec un grand bruit a’entour,

Alors que le potier, justement pris de rage

Et fâché d’avoir mal réussi son ouvrage,

En se ruant dessus brise un vase tout neuf.

Il tomba lourdement, assommé comme un bœuf,

Et, regardant encor la guerrière sans armes,

Achille aux pieds légers versait toujours des larmes.

 

Les Exilés,

Alphonse Lemerre éditeur, 1867

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