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Le bar à poèmes
21 janvier 2017

Joyce Mansour (1928 – 1986) : Pericoloso sporgersi

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Pericoloso sporgersi

 

Nue

Je flotte entre les épaves aux moustaches d’acier

Rouillées de rêves interrompus

Par le doux ululement de la mer

Nue

Je poursuis les vagues de lumière

Qui courent sur le sable parsemé de crânes blancs

Muette je plane sur l’abîme

La gelée lourde qu’est la mer

Pèse sur mon corps

Des monstres légendaires aux bouches de pianos

Se prélassent dans les gouffres à l’ombre

Nue je dors

 

*

Vois je suis dégoûtée des hommes

Leurs prières leurs toisons

Leur foi leurs façons

J’en ai assez de leurs vertus surabondantes

Court-vêtues

J’en ai assez de leurs carcasses

Bénis-moi folle lumière qui éclaire les monts célestes

J’aspire à devenir vide comme l’œil paisible

De l’insomnie

J’aspire à redevenir astre.

 

*

Je rêve de tes mains silencieuses

Qui voguent sur les vagues

Rugueuses et capricieuses

Et qui règnent sur mon corps sans équité

Je frissonne je me fane

En pensant aux homards

Les antennes ambulantes âpres au gain

Qui grattent le sperme des bateaux endormis

Pour l’étaler ensuite sur les crêtes à l’horizon

Les crêtes paresseuses poussiéreuses de poisson

Où je me prélasse toutes les nuits

La bouche pleine les mains couvertes

Somnambule marine salée de lune

 

*

Je nagerai vers toi

A travers l’espace profond

Sans frontière

Acide comme un bouton de rose

Je te trouverai homme sans frein

Maigre englouti dans l’ordure

Saint de la dernière heure

Et tu feras de moi ton lit et ton pain

Ta Jérusalem

 

*

J’écrirai des deux mains

Le jour que je me tairai

J’avancerai les genoux raides

La poitrine pleine de seins

Malade de silence rentré

Je crierai à plein ventre

Le jour que je mourrai

Pour ne pas me renverser quand tes mains me devineront

Nue dans la terre brûlante

Je m’étranglerai à deux mains

Quand ton ombre me léchera

Ecartelée dans ma tombe où brillent des champignons

Je me prendrai à deux mains

Pour ne pas m’égoutter dans le silence de la grotte

Pour ne pas être esclave de mon amour démesuré

Et mon âme s’apaisera

Nue dans mon corps plaisant

 

*

Noyée au fond d’un rêve ennuyeux

J’effeuillais l’homme

L’homme cet artichaud drapé d’huile noire

Que je lèche et poignarde avec ma langue bien polie

L’homme que je tue l’homme que je nie

Cet inconnu qui est mon frère

Et qui m’offre l’autre joue

Quand je crève son œil d’agneau larmoyant

Cet homme qui pour la communauté est mort assassiné

Hier avant-hier et avant çà et encore

Dans ses pauvres pantalons pendants de surhomme

 

*

Tes mains fourrageaient dans mon sein entrouvert

Bouclant les boucles blondes

Pinçant les mamelons

Faisant grincer mes veines

Coagulant mon sang

Ta langue était grosse de haine dans ma bouche

 

Ta main a marqué ma joue de plaisir

Tes dents griffonnaient des jurons sur mon dos

La moelle de mes os s’égouttait entre mes jambes

Et l’auto courait sur la route orgueilleuse

Ecrasant ma famille au passage

 

*

Tu avances sur ton cheval de bois

Ta mince lance de chair

Porte de la blanche odeur de l’enfance

Tendue devant toi

Décidé à percer la grosse indifférence

Des champignons vêtus de satin rose

Qui se couchent dans ton chemin

Le chevalier sans barbe

Sans tache et sans braguette

 

*

Je me mirais dans ma brosse à ongles

Admirant mon ventre carré

Mes dents de fauve

Mes yeux incarnés

Attendant l’arrivée de l’incertain

Somptueusement habillée de mousse de savon et de merde

Petit perroquet dans une cage trop dorée

Lasse de ne rien faire avec autorité

 

*

Vous ne connaissez pas mon visage de nuit

Mes yeux tels des chevaux fous d’espace

Ma bouche bariolée de sang inconnu

Ma peau

Mes doigts poteaux indicateurs perlés de plaisir

Guideront vos cils vers mes oreilles mes omoplates

Vers la campagne ouverte de ma chair

Les gradins de mes côtes se resserrent à l’idée

Que votre voix pourrait remplir ma gorge

Que vos yeux pourraient sourire

Vous ne connaissez pas la pâleur de mes épaules

La nuit

Quand les flammes hallucinantes des cauchemars  réclament

     le silence

et que les murs mous de la réalité s’étreignent

Vous ne savez pas que les parfums de mes journées meurent

     sur ma langue

Quand viennent les malins aux couteaux flottants

Que seul reste mon amour hautain

Quand je m’enfonce dans la boue de la nuit

 

*

Connais-tu encore le doux arôme des plantaniers

Combien étranges peuvent être les choses familières après un départ

Combien triste la nourriture

Combien fade un lit

Et les chats

Te rappelles-tu les chats aux griffes stridentes

Qui hurlaient sur le toit quand ta langue me fouillait

Et qui faisaient le gros dos quand tes ongles m’écorchaient

Ils vibraient quand je cédais

Je ne sais plus aimer

Les bulles douloureuses de délire se sont évanouies de mes lèvres

J’ai abandonné mon masque de feuillage

Un rosier agonise sous le lit

Je ne me déhanche plus parmi la pierraille

Les chats ont déserté le toit

 

Rapaces

Editions Seghers, 1960

 

De la même autrice :

Bleu comme le désert (21/01/2014) 

Le téléphone sonne (21/01/2015)

Chant arabe (21/01/2016)

Trous noirs (21/02/2018)

« Les vices des hommes... » (17/11/2019)

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Papier d’argent (17/11/2022)

L’empire du serpent 17/11/2023) 

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