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Le bar à poèmes
19 novembre 2016

Jean-Fernand Brierre (1909 – 1992) : « Je vous ai rencontré…

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Je vous ai rencontré dans les ascenseurs

à Paris

Vous vous disiez du Sénégal ou des Antilles.

Et les mers traversées écumaient à vos dents,

hantaient votre sourire,

chantaient dans votre voix comme au creux des rochers.

Dans le plein jour des Champs-Elysées

je croisais brusquement vos visages tragiques.

Vos masques attestaient des douleurs centenaires.

A la Boule-Blanche

ou sous les couleurs de Montmartre,

votre voix,

votre souffle,

tout votre être suintait la joie.

Vous étiez la musique et vous étiez la danse,

mais persistait aux commissures de vos lèvres,

se déployait aux contorsions de votre corps

le serpent noir de la douleur.

 

A bord des paquebots nous nous sommes parlé.

Vous connaissiez les maisons closes du monde entier,

saviez faire l’amour dans toutes les langues.

Toutes les races avaient pâmé

dans la puissance de vos étreintes.

Et vous ne refusiez la cocaïne ni l’opium

que pour essayer d’endormir

au fond de votre chair la trace des lanières,

le geste humilié qui brise le genou

et, dans votre cœur,

le vertige de la souffrance sans paroles.

Vous sortiez de la cuisine

et jetiez un grand rire à la mer

comme une offrande perlée.

Mais quand le paquebot vibrait

de rires opulents et de joies luxueuses,

l’épaule lourde encore de faix de la journée,

vous chantiez pour vous seul, dans un coin de l’arrière,

vous aidant de la plainte amère du banjo,

la musique de la solitude et de l’amour.

Vous bâtissiez des oasis

dans la fumée d’un mégot sale

dont le goût à celui de la terre à Cuba.

Vous montriez sa route dans la nuit

à quelque mouette transie

égarée dans l’épais brouillard

et écoutiez, les yeux mouillés,

son dernier adieu triste

sur le quai des ténèbres.

 

Tantôt vous vous dressiez, dieu de bronze à la proue

des poussières de lune aux diamants des yeux,

et votre rêve atterrissait dans les étoiles.

 

Cinq siècles vous ont vu les armes à la main

et vous avez appris aux races exploitantes

la passion de la liberté.

A Saint Domingue

vous jalonniez de suicidés

et paviez de pierres anonymes

le sentier tortueux qui s’ouvrit un matin

sur la voie triomphale de de l’indépendance.

Et vous avez tenu sur les fonts baptismaux,

étreignant d’une main la torche de Vertières

et de l’autre brisant les fers de l’esclavage,

la naissance à la Liberté

de toute l’Amérique espagnole.

Vous avez construit Chicago

en chantant des blues,

bâti les Etat s-Unis

au rythme des spirituals

et votre sang fermente

dans les rouges sillons du drapeau étoilé.

Sortant des ténèbres,

vous sautez sur le ring :

champion du monde,

et frappez à chaque victoire

le gong sonore des revendications de la race.

Au Congo,

en Guinée,

vous vous êtes dressé contre l’impérialisme

et l’avez combattu

avec des tambours,

des airs étranges

où grondait, houle omniprésente,

le chœur de vos haines séculaires.

Vous avez éclairé le monde

à la lumière de vos incendies.

Et aux jours sombres de l’Ethiopie martyre,

vous êtes accouru  de tous les coins du monde,

mâchant les mêmes airs amers,

la même rage,

les mêmes cris.

en France,

en Belgique,

en Italie,

en Grèce,

vous avez affronté les dangers et la mort…

Et au jour du triomphe,

après que des soldats

vous eusses chassé avec René Maran

d’un café de Paris,

vous êtes revenu

sur des bateaux

où l’on vous mesurait déjà la place

et refoulait à la cuisine,

vers vos outils,

votre balai,

votre amertume,

à Paris,

à Alger,

au Texas,

derrière les barbelés féroces

de la Mason Dixon Line

de tous les pays du monde.

On vous a désarmé partout.

Mais peut-on désarmer le cœur d’un homme noir,

Si vous avez remis l’uniforme de guerre,

vous avez bien gardé vos nombreuses blessures

dont les lèvres fermées vous parlent à voix basse.

 

Vous attendez le prochain appel,

l’inévitable mobilisation,

car votre guerre à vous n’a connu que des trêves,

car il n’est pas de terre où n’ait coulé ton sang,

de langue où ta couleur n’ait été insultée.

Vous souriez, Black Boy,

vous chantez,

vous dansez,

vous bercez les générations

qui montent à toutes les heures

sur les fronts du travail et de la peine,

qui monterez demain à l’assaut des bastilles

vers les bastions de l’avenir

pour écrire dans toutes les langues,

aux pages claires de tous les ciels,

la déclaration de tes droits méconnus

depuis plus de cinq siècles,

en Guinée,

au Maroc,

au Congo,

partout enfin où vos mains noires

ont laissé aux murs de la Civilisation

des empreintes d’amour, de grâce et de lumière…

 

Black Soul

Editorial Lex, La Havane (Cuba), 1947

Du même auteur : Me revoici, Harlem… (19/11/2015)

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