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Le bar à poèmes
4 novembre 2016

Benjamin Fondane (1898 – 1944) : Le mal des fantômes

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Le mal des fantômes

 

Non lieu

 

J’ai voulu écrire ces poèmes dans le goût dévorant de mon siècle.

Si j’ai résisté, d’où m’est venue cette résistance ?

 

J’ai voulu être de cœur avec mon temps, de chair avec l’histoire.

Pourquoi cette pensée me fut-elle refusée ?

 

Il m’a été donné de connaître les libertés du poème, ses limites,

son essence, ses facilités redoutables, ses soi-disant obstacles,

dérisoires. Je connais le sésame qui l’ouvre. Et j’ai déserté,

j’ai trahi la cause dialectique.

 

Non, ce n’est pas là, tant s’en faut, de la poésie ! Quelque chose

de plus fort que moi, de plus délibéré, me tire en arrière, me

 propulse en avant. Quelque chose de plus puissant que moi

monte en moi, m’envahit, me dévore, brouille mes plus secrets

desseins, me force à exprimer à travers le bric-à-brac des

structures lyriques les moins apparentées, les plus dépareillées,

les plus décriées, la confusion d’un esprit que hantent, pêle-mêle,

des vœux, des présages, des superstitions, des calembours, des

ténèbres et des essences.

 

Le ridicule m’apparaît d’une telle expédition à rebours, d’une

telle exploration des antipodes. J’ai tout essayé pour fuir, me

dérober. Mais de quelle digue me servirais-je ? A qui en

appellerais-je ? J’ai voulu être avec vous, camarade. Je n’ai

pas pu. Pardonnez-moi !

 

I

D’autres que nous ont fait la traversée

de cette vie, de ces mers.          L’écume

de l’inconnu bava sur leur visage.

 

Ont-ils erré longtemps d’une fenêtre

à l’autre, sans oser !

                                     Ont-ils pesé

les matinées à voiles du peut-être !

 

Ces jours sans horizon, ces mers sans pli,

ces continents sans nom… que d’amériques

pour les pêcheurs de perles de l’oubli

 

et quel malaise au gris de la matière

quand des remous s’y creusent tout à coup

pareils à des idées silencieuses…

 

- Qui leur avait jeté autour du cou

le nœud coulant, têtu, de l’Aventure

(pendant que la bolée de cidre doux

 

râpait leur gorge ?)

                               Bars de la marine !

Paquets de corde, ô ports, accordéons.

Et cette odeur de TEMPS dans la narine.

 

… Soleils de l’au-delà ! Ouvrages longs

faits à la grosse aiguille par des esclaves

couchés sur les saisons…

                                          Qu’il ferait bon,

qu’il ferait bon s’étendre sur vos nattes

et oublier, aux sources du sommeil,

l’immense bruit d’empires et de bottes

 

EN MARCHE …

 

II

                        Oui, pirates baleiniers,

 navigateurs tenaces du sensible,

n’ayant d’aucun destin à témoigner,

 

ont traversé ces mers accoutumées

dans l’anonyme flux des horizons,

traçant partout leurs routes -  de fumées

 

A peine un sillage de leur court

périple.

             Noms sur une pierre

                                                 encres

séchées sur un registre.

                                      Bref discours :

 

nés à…

               morts à…

                                 perdus en mer…

                                                             Et une

date en regard de ces évènements

fragiles feux follets d’une lacune,

 

pas même attestés par des témoins

de bonne foi, présents à ce scandale

d’apparitions et de disparitions

 

mystérieuses…

 

III

                        Oui…Pourtant, en songe,

le front collé aux vitres de la nuit

où ce qui est demeure en ce qui change,

 

je les ai vus entrer en leur sommeil,

dans le murmure long du miel sauvage,

 et s’y coucher, farouches, sur le seuil.

 

Je les ai vus aussi, aux heures d’huile,

quand la pensée ressemble à un ibis

debout, sur une jambe et immobile,

 

jeter (d’un muscle rude et aguerri)

leur dur harpon au dos des solitudes.

 

IV

De cette vie, de ces mers l’écume

est tout ce qui demeure entre les doigts ;

et dans le clair regard, un peu de brume.

 

Nuit dure

                  étoiles froides 

                                              croix du Sud….

Mais cette odeur de pluie : où donc était-ce ?

Voyons :

                Marseille ? Gênes ? Port-Saïd ?

 

et la fillette nue sous sa robe

qui souriait – où donc ? – en effeuillant

les tours penchées aux aubes de l’Europe ?

 

On a beau dire : ça tient chaud au cœur

tous ces riens !

                         Pourtant, nous les quittâmes…

Il nous fallait partir…

                                    Mais cette odeur

 

de pluie tendre     la fillette nue

les tours penchées     l’Europe. Tout cela

ça chante  encore en nous, et ça remue.

 

- Ont-ils vraiment, usés et vieillissants,

tourné le dos au bruit de leur périple –

eux-mêmes ?

                       Êtres évanouissants,

 

noms à coucher sur une pierre

                                                    cippes

brisées

              nés à…

                           morts à …

                                                perdus en mer…

Fantômes délicats fumant leurs pipes.

 

V

Des conquérants, des jeunes…

                                                   Dans la nuit

les yeux ouverts si doux en leur coquille

muqueuse tendre où brille le regard,

 

comme une flèche en pointe, de sauvage,

- sans regarder le pont sous leur hamac,

ni les étoiles  prises dans le piège

 

des eaux, ils sont couchés.

                                            Que le sommeil

est bon quand par le chas de son aiguille

le fil du rêve passe en un clin d’œil !

 

Que le sommeil est loin, quand on y entre

comme un garçon craintif dans l’eau d’été,

orteils, chevilles, cuisses, puis le ventre,

 

et qu’on titube au seuil des nénuphars,

- ces écolières nues de l’eau tendre.

 

VI

D’autres nous, aux planches des vieux tomes.

D’autres que NOUS ?

                                    L’écume les a vus.

 - La MÊME écume ? histoires de fantômes !

 

Que cherchent-ils au centre de mes fils

Ces AUTRES !

                          de leur plainte délavée :

« Oui, nous aussi », « Oui, nous aussi ! »

                                                               - Qui, ILS ?

 

Qui ? – NOUS ?

                         Le vent soulève les surfaces.

Ah ! vivre dans un monde rabâché

Où d’autres « eux aussi » …

                                                 Et qui nous cassent

 

La tête – vieilles barbes, vieilles scies –

avec leur éternel « la même écume ! »

(un grain de sable usé dans leurs vessies).

 

- D’autres que NOUS – vraiment ? Les MÊMES mers ?

Qu’en savent-ils, le diable les emporte !

Mangés par des requins eux-mêmes morts

 

sous des étoiles mortes, aux mers mortes.

 

VII

 

D’autres que nous ont fait les argonautes

dans les bas-fonds d’eux-mêmes !

                                                         Ils dormaient

de ce côté du monde, mais dans l’autre

 

(ayant quitté l’envers pour un endroit

de même trame hélas) ils jettent l’ancre

sonore.

               Ici et là, le même toit

 

offert au long désir ! Quelle agonie

que cette terre étale et cette soif

d’évènements dans la monotonie

 

d’où l’acte, enfin ! jaillir, musicien,

couvert de violence et de bataille,

de sang sauvage et sombre d’indien.

 

- Galériens d’un songe que nous eûmes,

de force nue, énorme ?

                                       - Négriers,

banqueroutiers, colons…

                                           Splendide écume

 

des métropoles ! Cœurs de proie. Chercheurs

non d’or, mais de victimes. Forte race

brassant des mondes. Ravisseurs. Danseurs.

 

Qu’est-ce pour eux le sang naïf et louche

- le tien, le leur – ce fleuve primitif

issu de Dieu ?

                           Un verre de gros rouge

 

à boire

              Puis briser le verre.

                                                 Puis

celui qui en a bu.

                              Le fleuve coule…

Qui donc encor voudra y prendre appui ?

 

VIII

…ont-ils vécu leur songe ? Ont-ils vaincu ?

ont-ils mené à bien la traversée

de cette vie, de ces mers ?

                                          - Et nous.

 

IX

Car à présent c’est notre tour.

                                                Des femmes

enceintes     des vieillards     assis sur nos

bagages.

                Lourds.

                               Nous-mêmes des bagages.

 

Feuilles que vent emporte. Etranges feuilles

portés par quelque automne sur ce pont.

Atones.

              Loin de la forêt.

                                           Au seuil

 

d’autres forêts humaines.

                                          Et nous fuyons

sans fuir, le long des âges, en nous-mêmes

les meutes du Dehors.

                                     Nous écoutons

 

le vent de l’avenir mouvant les voiles

 des mers inapaisées. Et le sanglot

nous laisse nu en face des étoiles.

 

- Qu’il ferait bon de vivre, sous les pieds

la terre ferme.

                        Humaine !

                                           Mais la Terre

nous est un long boa dont l’amitié

 

est incertaine et fourbe – Hé oui ! des proies.

Du feu fuyant…

                           Mais eux ! des êtres LENTS !

pas comme nous !

                              Eux-mêmes des boas

 

inassouvis. Immenses. Immobiles !

 

X

Vaincus d’hier, vomis par la marée…

- Qui veut de nous pour une nuit ?

                                                         La nuit 

est une barque aux terres amarrée.

 

Tous - des passants ! Chassés de quelque trou.

Pas un qui ne pèse son visage.

Je les ai vus. Plus humble que des loups.

 

Des gens sans nom, sans dieu, sans âme. Ô lisse

Rien.

         Tous – inconnus !

                                        Ils avançaient

sans avancer, dans l’œil de la police

 

(du même élan qui porte le gibier

vers le chasseur, la faim dans les entrailles,

et le chapeau usé chez le fripier).

 

- Pitié pour eux !

                             - Ô plainte des marmailles !

Nous avons cru les mers finies.

                                                    Vrai,

qu’il y en a de mailles et de mailles.

 

XI

Pays du nouveau monde ! Ca commence

par des chevaux de bois. Un pas de plus,

dans la musique nue de l’enfance

 

qui sur le môle usé du familier

s’embarque en elle-même.

                                             Quel voyage

dans la houleuse mer du mobilier

 

où tout se fait accueil et tout astuce,

pour empêcher le havre d’échouer

au lourd royaume du marché aux puces !

 

Ou êtes-vous, étranges compagnons,

petits marins d’eau douce, que le large

devait casser : épaves et moignons ?

 

- Ils dorment sur les planches : patriarches,

femmes enceintes, gosses scrofuleux,

portés vers l’arc-en-ciel au gré de l’Arche

 

… Quelle chanson jolie que la Faim !

çà chante tout à coup, quand nul n’écoute,

(faisant un violon de l’intestin)

 

seule au milieu du monde.

                                             Ô monde !

                                                                Berce

ces vieux enfants bouffis qui rêvent de

ripailles, de métiers et de commerces,

 

de ta statue géante, Liberté,

au seuil du port immense. Tas de rêves,

feuilles que vent emporte en la clarté

 

de l’aube. Et dans le tas, sur le pont sale

quelqu’un remue, si pareil à moi –

et néanmoins… Il rêve ? Non, il parle…

 

XII

« Pas même seul. Des tas. Des tas de SEULS ! »

Ainsi jadis criais-je en un poème

où ce long vers rimait avec « linceuls »

 

faute d’une autre rime – ou du courage

d’abandonner le texte inachevé

quand on n’est plus le maître de l’ouvrage.

 

« Pas même seul ! » criais-je.

                                                 Et ce long cri

revient encor en ce décasyllabe,

tel un fuyard en quête d’un abri.

 

Combien de fois le thème en ce prélude

reviens et reviendra : « Pas même seul ! »

aux touches d’orgue de la solitude ?

 

« Des tas ». Cœur envieux, il roule en toi

l’heureux noyé sauvage sur le fleuve

dont tu n’as su – ni pu – trouver l’emploi.

 

« Des tas »

                    Je les ai vu.

                                        J’étais du nombre !

Que d’ombres ! J’en étais. Nous attendions –

nous attendons encor la fin du monde.

 

« Des tas de seuls ! » Chacun sur son ballot

assis, colis perdu, une monade –

et cependant figure d’un ballet

 

mystérieux, mobile, monotone

d’Iphigénies en marche vers l’autel…

Mais tout à coup le Chœur : « Quel Dieu ordonne

 

que nous ayons tout seuls, sans être seuls,

à traverser ces mers et cette vie

sans autres rimes riche que « linceuls » ?

 

XIII

Empires nés

                        empires écroulés

l’un surgissant de l’autre et l’un dans l’autre

disparaissant. Pressés de s’écrouler…

 

- Qu’est-ce que pour eux, ivrognes de l’émeute,

qu’une charrue à l’aube s’éveillant

qu’une mamelle émue, qui allaite ?

 

Qu’est-ce que pour eux le cri du nouveau-né

- épi de blé tout nu que l’on écrase

Dans la musique immense de l’année ?

 

Qu’est-ce que pour eux la vie de tous les jours

pleine de son fini, heureuse d’être,

peignant ses longs cheveux dans l’eau des jours

 

telle une fille en ses amours ; enceinte

d’une chanson ; l’œil tendre ; bleuissant

un vol d’oiseaux naïf sur toile peinte.

 

Empires nés –

                         empires écroulés !

Durs moissonneurs de vent pour qui la vie

est un engrais léger

                                 - ensemencez

 

le mal mystérieux, la peine nue,

ce tubercule dur où se rompra

le peigne long et fin, de la charrue.

 

XIV

Tout est dans tout. Ô monde ! Apothéose,

Rien ne se crée ; rien ne disparaît.

Tout tourne en rond autour de quelque chose.

 

Quelle poussière de soleils morveux

qu’un grain de sable ! Un monde à la dérive…

A peine l’Ephémère dit « je veux »

 

 - où est-il donc ? Où sont les ombres douces

qui m’ont quitté aux rives d’autrefois ?

Chanson d’une aube morte dans ses couches.

 

Tout coule, coule… Oh ! temps sorti des gonds.

Socrate au bord de l’Ilissus… Tout coule

Jésus cloué au bois… Tout tourne en rond !

 

Poussez, orties, aux vers de l’Odyssée !

Un long puma traverse d’un pas lent

l’Epître à l’Ange de Laodycée

 

Œil vague de l’abîme… Vieux Pascal

traînant le sien.

                          - Et nous ?

                                               « - Que nul dorme

tant que Jésus… »

                               - Pitié

                                           - A l’hôpital,

au cimetière, aux bagnes, aux casernes,

dans les tripots, aux mines, aux bordels,

« mignonne, viens voir… »

                                              L’homme des cavernes,

 

de  l’Âge d’Or, des âges successifs…

le même lourd chameau, le même arabe

chercheur de puits.

                                 La mort saisit le vif

 

en marche, juif errant, changeant de pose,

tournant autour de quelque chose qui

tourne à son tour autour de quelque chose…

 

XV

Nulle musique ne saurait guérir

ce qui n’a pas été par la musique

blessé.

            Et nulle Paix, réconcilier

 

(en quelque soif donnée) le Lamentable

avec lui-même.

                             Nulle éternité

verser l’oubli du temps, à l’incurable.

 

- Prier, mais où ? Le Temple est écroulé !

La voix titube aux pierres, dans le vide…

Prier – mais QUI ? Les pierres ont roulé…

 

Pourtant ILS nous ont dit : « Prenez les harpes !

(c’était au bord des fleuves) Jouez donc,

esclaves ! Sonne, ô vin des vieilles grappes ! »

 

Mais nous : « Quelle musique peut guérir

le cœur captif, le mal de ce fantôme

las de toujours renaître, pour périr ? »

 

C’était au bord des fleuves. (Nous y sommes.)

 

XVI

« Dieu de mes pères. Tendre sous la rouille !

Tienne sans doute est la vengeance. Tiens,

le juste jugement et les dépouilles. »

 

Ainsi, jadis, aux bouches du désert,

nous T’appelions.

                                Et c’est toujours le même

désert

            les mêmes sommes-nous

                                                       ça sert

 

à quoi, d’y revenir ? La route est longue.

Es-tu Celui qui meut le devenir

Avec quelques liquides de diphtongues ?

 

« Si tu es bien Celui qui nous créa

de rien et d’être, juste à la surface,

- comme de vase et d’air, le nymphéa,

 

pourquoi, Seigneur, au centre de ton lustre

mis-tu ce grand Soleil pour éclairer

d’un même amour les justes - et l’injuste ?

 

Oh puisses-tu de Gog et de Magog

comme jadis répandre les entrailles,

et de la main, briser contre le roc

 

leurs tendres nouveau-nés ? »

 

XVII

- « Tu veux ? »

                         - Arrête !

Suave est ta justice ! Qu’il fait bon

la contempler.

                          Pourtant, que vaut la Fête

 

sans le retour final, par ton pouvoir,

du bien ôté ? sans fuite, en la matière,

du mal créé ?

                       Ô, soif du long Savoir,

 

qui veut l’éternité ! Miséricorde !

Est-il possible ô Père, que le Sang

fût la mystique rose de ton Ordre

 

ingendré ?

                 … Pirates, conquérants,

je les ai vus aussi, de la démence

ou de la grâce, étranges instruments,

 

tomber, les yeux ouverts, dans cette danse de

l’être.

           Transparents.

                                   Tout comme nous

bâtards du vieux mystère de l’ Offense.

 

XVIII

 

Oui, ils sont morts dans cette terre nue,

tout seuls avec leur mort. Ils dorment là

couverts de mille mouches inconnues

 

(mouches de viandes, vertes ; mouches d’eau,

couleur de fond d’étang ; couleur de vide)

… des demi-dieux enfin ! visage beau,

 

cruches rendues au sol, mais de peau lisse,

pleins de leur propre creux.

                                              Non pas vidés,

tordus, et enlaidis par ta justice,

 

pesés dans les balances de ta Loi

- mais comme des lézards cherchant la fuite

dans l’univers aveugle du sang-froid,

 

ivres de leur paresse. Hors d’atteinte !

(Tels d’Ici-Bas, ils semblent.)

                                                 Cœurs fermés

à cette Terre d’où jaillit la plainte

 

immense de l’Histoire…

 

XIX

                              Oui… mais nous,

ca nous connaît l’Histoire ! Femmes enceintes ;

vieillards ; malades ; gosses scrofuleux.

 

Sans rêve, sans espoir – Dociles briques,

vils matériaux placés dans le milieu

de cette histoire qui se fait…

                                                 Cynique !

 

- inique Histoire ! Eux – les conquérants !

Et nous – les égorgés !... A eux, quand même,

le pain (un peu rassis), le lit (de camp)

 

la femme (au ventre frais), les soirs (d’ivresse),

toutes les joies terribles d’ici-bas ;

l’oubli du lendemain…

                                           Dans leurs détresse,

 

quand l’heure extrême amène ses remous,

qu’il sonne clair encor, de leur triomphe,

le chant fini.

                      Eux, eux toujours !

                                                      Mais nous,

 

pas même çà ! Bâtards de l’éphémère !

… on donnerait parfois l’éternité

pour une de ces heures de la terre,

 

vécues selon la terre, dût le fruit

fondre aussitôt que la neige dans la bouche

inassouvie.

 

XX

 

                         Mais, après la nuit,

 

vient l’aube. Et dans ses yeux (fermés ou presque)

quand toute soif s’apaise et que se meurt

le bruit immense de la soldatesque,

 

quand le silence emporte les vivants

couchés aux flans de la prostituée

- des gosses effrayés criant « maman »

 

(à l’heure de la fin, ce sont nos mères

vieilles, aux cheveux gris qui tout à coup

mettent de l’éternel, dans l’éphémère),

 

sous les paupières d’or, que reste-t-il,

Rien

         - des noms sur une pierre

                                                      encres

séchées dans un registre

                                          état civil :

nés à (qu’importe)

                                Décédés à …

                                                          Comme,

comme le monde meurt entre les cils !

 

XXI

Le monde meurt. En route, vieux fantômes !

 

Qui veut ressusciter d’entre les morts ?

Ivresse ! Faut-il donc qu’elle sanglote

Toujours – encore – l’ancre dans les ports ?

 

… Terres de l’au-delà ! Nuits féeriques…

Quoi ! Echoués aux visions sans voir,

vils papillons pour lampes électriques ?

 

- on nous ramassera sur les trottoirs.

 

XXII

Trompettes de la Fin ! Rompez les sceaux !

un paysage trouble d’albumine,

de rats fuyant les cales du vaisseau

 

- d’épaves ! Et un exode (vieux modèle)

interminable d’hommes, de soleils,

vers d’autres terres, d’autres mers.

                                                        NOUVELLES ?

 

Y a-t-il quelque part un autre dieu,

d’autres soleils et d’autres hommes ? – AUTRES ?

- Pourtant, ce sont les mêmes que je veux,

 

Oh, oui ! le même dieu, les mêmes hommes

les mêmes vieux soleils. Et cependant –

pas tout à fait les mêmes… Etrange somme

 

où l’on se rêve à peine, délié

de toute attache, ride et transparence ;

d’un long oubli de soi – inoublié.

 

Ah ! l’ancienne féerie. Commerces,

Métiers, chimies, études…

                                             Et sa statue

géante, Liberté ! – Qu’il est amer ce

 

terrible appel qui fuit et qui nous fuit,

et qui soudain se pose sur nos vergues

tel un oiseau de mer.

                                   Mais dans la nuit,

 

tous seuls dans l’infini de ces systèmes

qui grouillent en tous sens, nous avons peur.

Peur du sommeil – du rêve – de nous-mêmes

 

où roule le vieux Sang. Et nous restons

(pendant que l’Aube énorme et ouvrière

chantonne – en balayant les horizons)

 

- au seuil de l’Inconnu… Photogéniques !

Pleins tout de même – d’une larme – dont

s’accroît – la masse d’eau – de l’atlantique.

 

XXIII

D’AUTRES humains (du moins je le présume)

ont regardé la vie par leurs carreaux

couler avec ses barques dans la brume.

 

D’autres QUE NOUS (flâneurs, grammairiens

mûris au miel intime du poème,

philatélistes d’éternels riens)

 

ONT FAIT leur lent voyage de tortue

le long des côtes maigres du connu,

sans épuiser leur feuille de laitue.

 

LA TRAVERSEE sans doute avait si bien

mimé le temps, coulé avec les choses

du même rythme et imité le train

 

DE CETTE VIE – si pleine de mesure ! –

qu’elle coula sans bruit dans un portrait

pendu au mur – de Sage à -  l’embouchure

 

du Songe.

                  Nulle houle DE CES MERS

ne vint, de son écume, sous la lampe,

emplir leurs têtes vides d’univers

 

quand - de leur plume d’oie, bouleversée –

ils écrivirent sans pâté, d’un trait :

 

« D’AUTRES QUE NOUS ONT FAIT LA TRAVERSEE… »

 

1942 – 1943

 

Le Mal des fantômes

Editions Verdier (Poche), 11220 Lagrasse , 2006

Du même auteur :

Ulysse (04/11/2015)

L’Exode  - Super Flumina Babylonis  (04/11/2017)

Titanic (04/11/2018)

« Je songe au passant qui... » (04/11/2019)

Herța (04/11/2020) 

Sinaïa / Sinaia (04/11/2021) 

L’heure de visite / Ora de vizită (04/10/2022)

Tristan et Yseut (04/10/2023) 

 

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