Benjamin Fondane (1898 – 1944) : Le mal des fantômes
Le mal des fantômes
Non lieu
J’ai voulu écrire ces poèmes dans le goût dévorant de mon siècle.
Si j’ai résisté, d’où m’est venue cette résistance ?
J’ai voulu être de cœur avec mon temps, de chair avec l’histoire.
Pourquoi cette pensée me fut-elle refusée ?
Il m’a été donné de connaître les libertés du poème, ses limites,
son essence, ses facilités redoutables, ses soi-disant obstacles,
dérisoires. Je connais le sésame qui l’ouvre. Et j’ai déserté,
j’ai trahi la cause dialectique.
Non, ce n’est pas là, tant s’en faut, de la poésie ! Quelque chose
de plus fort que moi, de plus délibéré, me tire en arrière, me
propulse en avant. Quelque chose de plus puissant que moi
monte en moi, m’envahit, me dévore, brouille mes plus secrets
desseins, me force à exprimer à travers le bric-à-brac des
structures lyriques les moins apparentées, les plus dépareillées,
les plus décriées, la confusion d’un esprit que hantent, pêle-mêle,
des vœux, des présages, des superstitions, des calembours, des
ténèbres et des essences.
Le ridicule m’apparaît d’une telle expédition à rebours, d’une
telle exploration des antipodes. J’ai tout essayé pour fuir, me
dérober. Mais de quelle digue me servirais-je ? A qui en
appellerais-je ? J’ai voulu être avec vous, camarade. Je n’ai
pas pu. Pardonnez-moi !
I
D’autres que nous ont fait la traversée
de cette vie, de ces mers. L’écume
de l’inconnu bava sur leur visage.
Ont-ils erré longtemps d’une fenêtre
à l’autre, sans oser !
Ont-ils pesé
les matinées à voiles du peut-être !
Ces jours sans horizon, ces mers sans pli,
ces continents sans nom… que d’amériques
pour les pêcheurs de perles de l’oubli
et quel malaise au gris de la matière
quand des remous s’y creusent tout à coup
pareils à des idées silencieuses…
- Qui leur avait jeté autour du cou
le nœud coulant, têtu, de l’Aventure
(pendant que la bolée de cidre doux
râpait leur gorge ?)
Bars de la marine !
Paquets de corde, ô ports, accordéons.
Et cette odeur de TEMPS dans la narine.
… Soleils de l’au-delà ! Ouvrages longs
faits à la grosse aiguille par des esclaves
couchés sur les saisons…
Qu’il ferait bon,
qu’il ferait bon s’étendre sur vos nattes
et oublier, aux sources du sommeil,
l’immense bruit d’empires et de bottes
EN MARCHE …
II
Oui, pirates baleiniers,
navigateurs tenaces du sensible,
n’ayant d’aucun destin à témoigner,
ont traversé ces mers accoutumées
dans l’anonyme flux des horizons,
traçant partout leurs routes - de fumées
A peine un sillage de leur court
périple.
Noms sur une pierre
encres
séchées sur un registre.
Bref discours :
nés à…
morts à…
perdus en mer…
Et une
date en regard de ces évènements
fragiles feux follets d’une lacune,
pas même attestés par des témoins
de bonne foi, présents à ce scandale
d’apparitions et de disparitions
mystérieuses…
III
Oui…Pourtant, en songe,
le front collé aux vitres de la nuit
où ce qui est demeure en ce qui change,
je les ai vus entrer en leur sommeil,
dans le murmure long du miel sauvage,
et s’y coucher, farouches, sur le seuil.
Je les ai vus aussi, aux heures d’huile,
quand la pensée ressemble à un ibis
debout, sur une jambe et immobile,
jeter (d’un muscle rude et aguerri)
leur dur harpon au dos des solitudes.
IV
De cette vie, de ces mers l’écume
est tout ce qui demeure entre les doigts ;
et dans le clair regard, un peu de brume.
Nuit dure
étoiles froides
croix du Sud….
Mais cette odeur de pluie : où donc était-ce ?
Voyons :
Marseille ? Gênes ? Port-Saïd ?
et la fillette nue sous sa robe
qui souriait – où donc ? – en effeuillant
les tours penchées aux aubes de l’Europe ?
On a beau dire : ça tient chaud au cœur
tous ces riens !
Pourtant, nous les quittâmes…
Il nous fallait partir…
Mais cette odeur
de pluie tendre la fillette nue
les tours penchées l’Europe. Tout cela
ça chante encore en nous, et ça remue.
- Ont-ils vraiment, usés et vieillissants,
tourné le dos au bruit de leur périple –
eux-mêmes ?
Êtres évanouissants,
noms à coucher sur une pierre
cippes
brisées
nés à…
morts à …
perdus en mer…
Fantômes délicats fumant leurs pipes.
V
Des conquérants, des jeunes…
Dans la nuit
les yeux ouverts si doux en leur coquille
muqueuse tendre où brille le regard,
comme une flèche en pointe, de sauvage,
- sans regarder le pont sous leur hamac,
ni les étoiles prises dans le piège
des eaux, ils sont couchés.
Que le sommeil
est bon quand par le chas de son aiguille
le fil du rêve passe en un clin d’œil !
Que le sommeil est loin, quand on y entre
comme un garçon craintif dans l’eau d’été,
orteils, chevilles, cuisses, puis le ventre,
et qu’on titube au seuil des nénuphars,
- ces écolières nues de l’eau tendre.
VI
D’autres nous, aux planches des vieux tomes.
D’autres que NOUS ?
L’écume les a vus.
- La MÊME écume ? histoires de fantômes !
Que cherchent-ils au centre de mes fils
Ces AUTRES !
de leur plainte délavée :
« Oui, nous aussi », « Oui, nous aussi ! »
- Qui, ILS ?
Qui ? – NOUS ?
Le vent soulève les surfaces.
Ah ! vivre dans un monde rabâché
Où d’autres « eux aussi » …
Et qui nous cassent
La tête – vieilles barbes, vieilles scies –
avec leur éternel « la même écume ! »
(un grain de sable usé dans leurs vessies).
- D’autres que NOUS – vraiment ? Les MÊMES mers ?
Qu’en savent-ils, le diable les emporte !
Mangés par des requins eux-mêmes morts
sous des étoiles mortes, aux mers mortes.
VII
D’autres que nous ont fait les argonautes
dans les bas-fonds d’eux-mêmes !
Ils dormaient
de ce côté du monde, mais dans l’autre
(ayant quitté l’envers pour un endroit
de même trame hélas) ils jettent l’ancre
sonore.
Ici et là, le même toit
offert au long désir ! Quelle agonie
que cette terre étale et cette soif
d’évènements dans la monotonie
d’où l’acte, enfin ! jaillir, musicien,
couvert de violence et de bataille,
de sang sauvage et sombre d’indien.
- Galériens d’un songe que nous eûmes,
de force nue, énorme ?
- Négriers,
banqueroutiers, colons…
Splendide écume
des métropoles ! Cœurs de proie. Chercheurs
non d’or, mais de victimes. Forte race
brassant des mondes. Ravisseurs. Danseurs.
Qu’est-ce pour eux le sang naïf et louche
- le tien, le leur – ce fleuve primitif
issu de Dieu ?
Un verre de gros rouge
à boire
Puis briser le verre.
Puis
celui qui en a bu.
Le fleuve coule…
Qui donc encor voudra y prendre appui ?
VIII
…ont-ils vécu leur songe ? Ont-ils vaincu ?
ont-ils mené à bien la traversée
de cette vie, de ces mers ?
- Et nous.
IX
Car à présent c’est notre tour.
Des femmes
enceintes des vieillards assis sur nos
bagages.
Lourds.
Nous-mêmes des bagages.
Feuilles que vent emporte. Etranges feuilles
portés par quelque automne sur ce pont.
Atones.
Loin de la forêt.
Au seuil
d’autres forêts humaines.
Et nous fuyons
sans fuir, le long des âges, en nous-mêmes
les meutes du Dehors.
Nous écoutons
le vent de l’avenir mouvant les voiles
des mers inapaisées. Et le sanglot
nous laisse nu en face des étoiles.
- Qu’il ferait bon de vivre, sous les pieds
la terre ferme.
Humaine !
Mais la Terre
nous est un long boa dont l’amitié
est incertaine et fourbe – Hé oui ! des proies.
Du feu fuyant…
Mais eux ! des êtres LENTS !
pas comme nous !
Eux-mêmes des boas
inassouvis. Immenses. Immobiles !
X
Vaincus d’hier, vomis par la marée…
- Qui veut de nous pour une nuit ?
La nuit
est une barque aux terres amarrée.
Tous - des passants ! Chassés de quelque trou.
Pas un qui ne pèse son visage.
Je les ai vus. Plus humble que des loups.
Des gens sans nom, sans dieu, sans âme. Ô lisse
Rien.
Tous – inconnus !
Ils avançaient
sans avancer, dans l’œil de la police
(du même élan qui porte le gibier
vers le chasseur, la faim dans les entrailles,
et le chapeau usé chez le fripier).
- Pitié pour eux !
- Ô plainte des marmailles !
Nous avons cru les mers finies.
Vrai,
qu’il y en a de mailles et de mailles.
XI
Pays du nouveau monde ! Ca commence
par des chevaux de bois. Un pas de plus,
dans la musique nue de l’enfance
qui sur le môle usé du familier
s’embarque en elle-même.
Quel voyage
dans la houleuse mer du mobilier
où tout se fait accueil et tout astuce,
pour empêcher le havre d’échouer
au lourd royaume du marché aux puces !
Ou êtes-vous, étranges compagnons,
petits marins d’eau douce, que le large
devait casser : épaves et moignons ?
- Ils dorment sur les planches : patriarches,
femmes enceintes, gosses scrofuleux,
portés vers l’arc-en-ciel au gré de l’Arche
… Quelle chanson jolie que la Faim !
çà chante tout à coup, quand nul n’écoute,
(faisant un violon de l’intestin)
seule au milieu du monde.
Ô monde !
Berce
ces vieux enfants bouffis qui rêvent de
ripailles, de métiers et de commerces,
de ta statue géante, Liberté,
au seuil du port immense. Tas de rêves,
feuilles que vent emporte en la clarté
de l’aube. Et dans le tas, sur le pont sale
quelqu’un remue, si pareil à moi –
et néanmoins… Il rêve ? Non, il parle…
XII
« Pas même seul. Des tas. Des tas de SEULS ! »
Ainsi jadis criais-je en un poème
où ce long vers rimait avec « linceuls »
faute d’une autre rime – ou du courage
d’abandonner le texte inachevé
quand on n’est plus le maître de l’ouvrage.
« Pas même seul ! » criais-je.
Et ce long cri
revient encor en ce décasyllabe,
tel un fuyard en quête d’un abri.
Combien de fois le thème en ce prélude
reviens et reviendra : « Pas même seul ! »
aux touches d’orgue de la solitude ?
« Des tas ». Cœur envieux, il roule en toi
l’heureux noyé sauvage sur le fleuve
dont tu n’as su – ni pu – trouver l’emploi.
« Des tas »
Je les ai vu.
J’étais du nombre !
Que d’ombres ! J’en étais. Nous attendions –
nous attendons encor la fin du monde.
« Des tas de seuls ! » Chacun sur son ballot
assis, colis perdu, une monade –
et cependant figure d’un ballet
mystérieux, mobile, monotone
d’Iphigénies en marche vers l’autel…
Mais tout à coup le Chœur : « Quel Dieu ordonne
que nous ayons tout seuls, sans être seuls,
à traverser ces mers et cette vie
sans autres rimes riche que « linceuls » ?
XIII
Empires nés
empires écroulés
l’un surgissant de l’autre et l’un dans l’autre
disparaissant. Pressés de s’écrouler…
- Qu’est-ce que pour eux, ivrognes de l’émeute,
qu’une charrue à l’aube s’éveillant
qu’une mamelle émue, qui allaite ?
Qu’est-ce que pour eux le cri du nouveau-né
- épi de blé tout nu que l’on écrase
Dans la musique immense de l’année ?
Qu’est-ce que pour eux la vie de tous les jours
pleine de son fini, heureuse d’être,
peignant ses longs cheveux dans l’eau des jours
telle une fille en ses amours ; enceinte
d’une chanson ; l’œil tendre ; bleuissant
un vol d’oiseaux naïf sur toile peinte.
Empires nés –
empires écroulés !
Durs moissonneurs de vent pour qui la vie
est un engrais léger
- ensemencez
le mal mystérieux, la peine nue,
ce tubercule dur où se rompra
le peigne long et fin, de la charrue.
XIV
Tout est dans tout. Ô monde ! Apothéose,
Rien ne se crée ; rien ne disparaît.
Tout tourne en rond autour de quelque chose.
Quelle poussière de soleils morveux
qu’un grain de sable ! Un monde à la dérive…
A peine l’Ephémère dit « je veux »
- où est-il donc ? Où sont les ombres douces
qui m’ont quitté aux rives d’autrefois ?
Chanson d’une aube morte dans ses couches.
Tout coule, coule… Oh ! temps sorti des gonds.
Socrate au bord de l’Ilissus… Tout coule
Jésus cloué au bois… Tout tourne en rond !
Poussez, orties, aux vers de l’Odyssée !
Un long puma traverse d’un pas lent
l’Epître à l’Ange de Laodycée
Œil vague de l’abîme… Vieux Pascal
traînant le sien.
- Et nous ?
« - Que nul dorme
tant que Jésus… »
- Pitié
- A l’hôpital,
au cimetière, aux bagnes, aux casernes,
dans les tripots, aux mines, aux bordels,
« mignonne, viens voir… »
L’homme des cavernes,
de l’Âge d’Or, des âges successifs…
le même lourd chameau, le même arabe
chercheur de puits.
La mort saisit le vif
en marche, juif errant, changeant de pose,
tournant autour de quelque chose qui
tourne à son tour autour de quelque chose…
XV
Nulle musique ne saurait guérir
ce qui n’a pas été par la musique
blessé.
Et nulle Paix, réconcilier
(en quelque soif donnée) le Lamentable
avec lui-même.
Nulle éternité
verser l’oubli du temps, à l’incurable.
- Prier, mais où ? Le Temple est écroulé !
La voix titube aux pierres, dans le vide…
Prier – mais QUI ? Les pierres ont roulé…
Pourtant ILS nous ont dit : « Prenez les harpes !
(c’était au bord des fleuves) Jouez donc,
esclaves ! Sonne, ô vin des vieilles grappes ! »
Mais nous : « Quelle musique peut guérir
le cœur captif, le mal de ce fantôme
las de toujours renaître, pour périr ? »
C’était au bord des fleuves. (Nous y sommes.)
XVI
« Dieu de mes pères. Tendre sous la rouille !
Tienne sans doute est la vengeance. Tiens,
le juste jugement et les dépouilles. »
Ainsi, jadis, aux bouches du désert,
nous T’appelions.
Et c’est toujours le même
désert
les mêmes sommes-nous
ça sert
à quoi, d’y revenir ? La route est longue.
Es-tu Celui qui meut le devenir
Avec quelques liquides de diphtongues ?
« Si tu es bien Celui qui nous créa
de rien et d’être, juste à la surface,
- comme de vase et d’air, le nymphéa,
pourquoi, Seigneur, au centre de ton lustre
mis-tu ce grand Soleil pour éclairer
d’un même amour les justes - et l’injuste ?
Oh puisses-tu de Gog et de Magog
comme jadis répandre les entrailles,
et de la main, briser contre le roc
leurs tendres nouveau-nés ? »
XVII
- « Tu veux ? »
- Arrête !
Suave est ta justice ! Qu’il fait bon
la contempler.
Pourtant, que vaut la Fête
sans le retour final, par ton pouvoir,
du bien ôté ? sans fuite, en la matière,
du mal créé ?
Ô, soif du long Savoir,
qui veut l’éternité ! Miséricorde !
Est-il possible ô Père, que le Sang
fût la mystique rose de ton Ordre
ingendré ?
… Pirates, conquérants,
je les ai vus aussi, de la démence
ou de la grâce, étranges instruments,
tomber, les yeux ouverts, dans cette danse de
l’être.
Transparents.
Tout comme nous
bâtards du vieux mystère de l’ Offense.
XVIII
Oui, ils sont morts dans cette terre nue,
tout seuls avec leur mort. Ils dorment là
couverts de mille mouches inconnues
(mouches de viandes, vertes ; mouches d’eau,
couleur de fond d’étang ; couleur de vide)
… des demi-dieux enfin ! visage beau,
cruches rendues au sol, mais de peau lisse,
pleins de leur propre creux.
Non pas vidés,
tordus, et enlaidis par ta justice,
pesés dans les balances de ta Loi
- mais comme des lézards cherchant la fuite
dans l’univers aveugle du sang-froid,
ivres de leur paresse. Hors d’atteinte !
(Tels d’Ici-Bas, ils semblent.)
Cœurs fermés
à cette Terre d’où jaillit la plainte
immense de l’Histoire…
XIX
Oui… mais nous,
ca nous connaît l’Histoire ! Femmes enceintes ;
vieillards ; malades ; gosses scrofuleux.
Sans rêve, sans espoir – Dociles briques,
vils matériaux placés dans le milieu
de cette histoire qui se fait…
Cynique !
- inique Histoire ! Eux – les conquérants !
Et nous – les égorgés !... A eux, quand même,
le pain (un peu rassis), le lit (de camp)
la femme (au ventre frais), les soirs (d’ivresse),
toutes les joies terribles d’ici-bas ;
l’oubli du lendemain…
Dans leurs détresse,
quand l’heure extrême amène ses remous,
qu’il sonne clair encor, de leur triomphe,
le chant fini.
Eux, eux toujours !
Mais nous,
pas même çà ! Bâtards de l’éphémère !
… on donnerait parfois l’éternité
pour une de ces heures de la terre,
vécues selon la terre, dût le fruit
fondre aussitôt que la neige dans la bouche
inassouvie.
XX
Mais, après la nuit,
vient l’aube. Et dans ses yeux (fermés ou presque)
quand toute soif s’apaise et que se meurt
le bruit immense de la soldatesque,
quand le silence emporte les vivants
couchés aux flans de la prostituée
- des gosses effrayés criant « maman »
(à l’heure de la fin, ce sont nos mères
vieilles, aux cheveux gris qui tout à coup
mettent de l’éternel, dans l’éphémère),
sous les paupières d’or, que reste-t-il,
Rien
- des noms sur une pierre
encres
séchées dans un registre
état civil :
nés à (qu’importe)
Décédés à …
Comme,
comme le monde meurt entre les cils !
XXI
Le monde meurt. En route, vieux fantômes !
Qui veut ressusciter d’entre les morts ?
Ivresse ! Faut-il donc qu’elle sanglote
Toujours – encore – l’ancre dans les ports ?
… Terres de l’au-delà ! Nuits féeriques…
Quoi ! Echoués aux visions sans voir,
vils papillons pour lampes électriques ?
- on nous ramassera sur les trottoirs.
XXII
Trompettes de la Fin ! Rompez les sceaux !
un paysage trouble d’albumine,
de rats fuyant les cales du vaisseau
- d’épaves ! Et un exode (vieux modèle)
interminable d’hommes, de soleils,
vers d’autres terres, d’autres mers.
NOUVELLES ?
Y a-t-il quelque part un autre dieu,
d’autres soleils et d’autres hommes ? – AUTRES ?
- Pourtant, ce sont les mêmes que je veux,
Oh, oui ! le même dieu, les mêmes hommes
les mêmes vieux soleils. Et cependant –
pas tout à fait les mêmes… Etrange somme
où l’on se rêve à peine, délié
de toute attache, ride et transparence ;
d’un long oubli de soi – inoublié.
Ah ! l’ancienne féerie. Commerces,
Métiers, chimies, études…
Et sa statue
géante, Liberté ! – Qu’il est amer ce
terrible appel qui fuit et qui nous fuit,
et qui soudain se pose sur nos vergues
tel un oiseau de mer.
Mais dans la nuit,
tous seuls dans l’infini de ces systèmes
qui grouillent en tous sens, nous avons peur.
Peur du sommeil – du rêve – de nous-mêmes
où roule le vieux Sang. Et nous restons
(pendant que l’Aube énorme et ouvrière
chantonne – en balayant les horizons)
- au seuil de l’Inconnu… Photogéniques !
Pleins tout de même – d’une larme – dont
s’accroît – la masse d’eau – de l’atlantique.
XXIII
D’AUTRES humains (du moins je le présume)
ont regardé la vie par leurs carreaux
couler avec ses barques dans la brume.
D’autres QUE NOUS (flâneurs, grammairiens
mûris au miel intime du poème,
philatélistes d’éternels riens)
ONT FAIT leur lent voyage de tortue
le long des côtes maigres du connu,
sans épuiser leur feuille de laitue.
LA TRAVERSEE sans doute avait si bien
mimé le temps, coulé avec les choses
du même rythme et imité le train
DE CETTE VIE – si pleine de mesure ! –
qu’elle coula sans bruit dans un portrait
pendu au mur – de Sage à - l’embouchure
du Songe.
Nulle houle DE CES MERS
ne vint, de son écume, sous la lampe,
emplir leurs têtes vides d’univers
quand - de leur plume d’oie, bouleversée –
ils écrivirent sans pâté, d’un trait :
« D’AUTRES QUE NOUS ONT FAIT LA TRAVERSEE… »
1942 – 1943
Le Mal des fantômes
Editions Verdier (Poche), 11220 Lagrasse , 2006
Du même auteur :
Ulysse (04/11/2015)
L’Exode - Super Flumina Babylonis (04/11/2017)
Titanic (04/11/2018)
« Je songe au passant qui... » (04/11/2019)
Herța (04/11/2020)
Sinaïa / Sinaia (04/11/2021)
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Tristan et Yseut (04/10/2023)