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Le bar à poèmes
2 novembre 2016

Pablo Neruda (1904 – 1973) : Testament d’Automne

 

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Testament d’Automne

 

Le poète commence à raconter

sa conviction et ses prédilections

 

          Entre mourir et ne pas mourir

          j’ai pris parti pour la guitare

          et dans cette intense profession

          mon cœur n’a pas de cesse,

          parce que là où l’on m’attend le moins

          j’arriverai avec mon équipage

          pour récolter le premier vin

          dans les chapeaux de l’automne.

 

          J’entrerai s’ils ferment la porte

          et s’ils me reçoivent je m’en vais,

          je ne suis pas de ces navigateurs

          qui s’égarent dans la glace :

          je m’adapte comme le vent,

          avec les feuilles les plus jaunes,

          avec les chapitres tombés

          des yeux des statues

          et si je me repose quelque part

          c’est dans la propre noix du feu,

          dans ce qui palpite et crépite

          et voyage ensuite sans destin.

 

          Le long de ces lignes

          tu as dû trouver ton nom,

          je le regrette très peu,

          il ne s’agissait pas d’autres choses,

          parce que tu es et parce que tu n’es pas

          et cela arrive à tout le monde,

          personne ne se rend compte de tout

          et lorsqu’on additionne les chiffres

          nous étions tous de faux riches :

          maintenant nous sommes de nouveaux pauvres.

 

Il parle de ses ennemis

et leur lègue son héritage.

 

          J’ai été coupé en morceaux

          par des animaux rancuniers

          qui semblaient invincibles.

          Je me suis habitué dans la mer

          à manger des concombres d’ombre,

          d’étranges variétés d’ambre,

          et à entrer dans les villes perdues

          avec chemisette et armure

          de telle façon qu’ils te tuent

          et que tu meures de rire.

          Je laisse donc ceux qui ont aboyé

          après mes cils de voyageur,

          ma prédilection pour le sel,

          la direction de mon sourire

          pour qu’ils emportent le tout

          avec discrétion, s’ils s’en sont capables :

          puisqu’ils n’ont pas pu me tuer

          je ne puis ensuite empêcher

          qu’ils s’habillent de mes vêtements,

          qu’ils n’apparaissent les dimanches

          avec des parcelles de mon cadavre,

          adroitement déguisés.

          Si je n’ai laissé personne tranquille

          ils ne vont pas me laisser tranquille,

          et cela se verra et çà n’a pas d’importance :

          ils publieront mes chaussettes.

 

Il s’adresse à d’autres secteurs.

 

          J’ai légué mes biens terrestres

          à mon Parti et à mon peuple

          à présent il s’agit d’autres choses,

          de choses si obscures et si claires

          que cependant elles n’en font qu’un.

          Il en est ainsi avec les raisins,

          et ses deux puissants fils,

          le vin blanc, le vin rouge,

          toute la vie est rouge et blanche,

          toute clarté est obscure

          et tout n’est pas terre et brique

          il y a  de l’ombre et des rêves dans mon héritage.

 

Il répond à certaines

personnes bien intentionnées

 

          On m’a demandé une fois

          pourquoi j’écrivais si obscurément,

          ils peuvent le demander à la nuit,

          au minéral, aux racines.

          Je ne sus que répondre

          jusqu’à ce qu’ensuite et après

          deux ruffians m’assaillent

          m’accusant de simplet :

          que réponde l’eau qui court,

          et je suis parti en courant et en chantant.

 

Il dédie ses peines

 

          Aqui dois-je laisser tant de joie

          qui a pullulé dans mes veines

          et cet être et ne pas être fécond

         que la nature m’a donné ?

          J’ai été un long fleuve plein

          de pierres dures qui résonnaient

          avec des sons clairs de nuit,

          avec d’obscurs chants de jour

          et à qui puis-je laisser tant de choses,

          tant à laisser et si peu,

          une joie sans objet,

          un cheval seul sur la mer,

          un métier à tisser du vent ?

 

Il dédie ses joies

 

          Mes tristesses je les destine

          à ceux qui me firent souffrir,

          mais j’ai oublié qui ils étaient,

          et je ne sais pas où je les ai laissées,

          si vous les voyez au milieu du bois

          elles sont comme le lierre :

          elles montent du sol avec leurs feuilles

          et finissent où tu finis,

          dans la tête ou dans l’air,

          et afin qu’elles ne montent plus

          il faut changer de printemps.

 

Il se prononce contre la haine

 

          Je me suis approché de la haine,

          ses frissons sont graves,

          ses notions vertigineuses.

          La haine est un poisson-épée,

         elle se meut dans l’eau invisible

          et on la voit venir alors,

          et elle a du sang sur le couteau :

          la transparence la désarme

 

          Alors pourquoi haïr

          ceux qui nous ont tant haïs ?

          Ils sont là sous l’eau

          guetteurs et étendus

          préparant l’épée et le cruchon,

          les toiles d’araignées et les dépouilles de chiens.

          Il ne s’agit pas de christianismes,

          il ne s’agit pas de prière ni de métier,

          la haine a perdu en effet :

          les écailles lui sont tombées

          sur le marché du venin,

          et pendant ce temps le soleil se lève

          et on se met à travailler

          et à acheter son pain et son vin.

 

Mais il en tient compte

dans son testament

 

          A la haine je laisserai

          mes fers à cheval,

          ma chemisette de navire,

          mes chaussures de voyageur,

          mon cœur de menuisier,

          tout ce que j’ai su faire

          et ce qui m’a aidé à souffrir,

          ce que j’eus de dur et de pur,

          d’indissoluble et d’émigrant,

          pour qu’on apprenne dans le monde

          que ceux qui ont bois et eau

          peuvent couper et naviguer

          peuvent aller et peuvent revenir,

          peuvent souffrir et aimer,

          peuvent craindre et travailler,

          peuvent être et peuvent continuer,

          peuvent fleurir et mourir,

          peuvent  être simples et obscurs,

          peuvent ne pas avoir d’oreilles,

          peuvent endurer le malheur,

          peuvent attendre une fleur,

          enfin, nous pouvons exister,

         bien qu’un certain nombre de fils de pute

          n’acceptent pas nos vies.

 

Pour finir il s’adresse en

extase  à sa bien-aimée

 

          Mathilde Urrutia, je te laisse ici

          ce que j’ai eu et ce que je n’ai pas eu,

          ce que je suis et ce que je ne suis pas.

          Mon amour est un enfant qui pleure,

          il ne veut pas sortir de tes bras,

          je te le laisse pour toujours :

          tu es pour moi la plus belle.

 

          Tu es pour moi la plus belle,

          la plus tatouée par le vent,

          comme un petit arbre du Sud,

          comme un noisetier en août,

          tu es pour moi succulente

          comme une boulangerie,

          ton cœur est de terre

          mais tes mains sont célestes.

 

          Tu es rouge et tu es piquante,

          tu es blanche et tu es salée

          comme un poisson mariné à l’oignon,

          tu es un piano qui rit

          avec toutes les notes de l’âme

          et sur moi tombe la musique

          de tes cils et de ta chevelure,

          je me baigne dans ton ombre d’or

          et tes oreilles me ravissent

         comme si je les avaient vues

          dans les marées de corail :

          pour tes ongles j’ai lutté dans les vagues

          contre des poissons effrayants.

 

          Du sud au sud s’ouvrent tes yeux,

          Et d’est en ouest ton sourire,

          on ne peut pas te voir les pieds,

          et le soleil s’amuse à étoiler

          l’aube sur ta chevelure.

          Ton corps et ton visage sont arrivés

          comme moi,  de régions dures,

          de cérémonies pluvieuses,

          d’anciennes terres de martyrs :

          le Bio-bio continue à chanter

          sur notre argile ensanglantée,

          mais tu as apporté de la forêt,

          tous les secrets parfums,

          et cette manière d’arborer

          un profil de flèche perdue,

          une médaille de guerrier.

          Tu fus ma victorieuse

          par l’amour et par la terre,

           parce que ta bouche m’apportait

          des eaux de sources anciennes,

          des rendez-vous dans le bois d’un autre âge,

          d’obscurs tambours mouillés :

          soudain j’entendis qu’ils m’appelaient   :

          je me suis approché de l’antique feuillage

           - c’était de loin et d’où ? - 

           et j’ai baisé mon sang sur ta bouche,

          mon cœur, mon araucane.

 

          Que puis-je te laisser si tu possèdes,

          Matilde Urrutia, à ton contact

         cet arôme de feuille brûlées,

          ce parfum de frutilles

          et entre tes deux seins marins

          le crépuscule de Cauquenes

          et l’odeur de peumo du Chili ?

 

          C’est le plein automne de la mer

          plein de brumes et de cavités :

          la terre s’étend et respire

          ses feuilles tombent au mois.

          Et toi penchée sur mon travail

          avec ta passion et ta patience

          épelant les pattes vertes,

          les toiles d’araignées, les insectes

          de ma mortelle calligraphie,

          ô lionne aux petits pieds,

          que ferais-je sans tes petites mains ?

          Où pourrais-je marcher

          sans cœur et sans objet ?

          Dans quels lointains autobus,

          malade de feu ou de neige ?

 

          Je te dois l’automne marin

          avec l’humidité des racines,

          et la brume comme un raisin,

          et le soleil sylvestre et élégant :

          je te dois ce cercueil silencieux

          où se perdent les douleurs

          et où montent seulement au front

          les corolles de la joie.

          Tout c’est à toi que je le dois,

          tourterelle déchaînée,

          ma petite caille fière,

          mon chardonneret des montagnes,

          ma paysanne de Coihueco.

 

          Si une fois ou l’autre nous ne sommes plus,

         si nous n’allons ni ne venons plus

          sous sept capes de poussière

          et les pieds secs de la mort,

          nous serons ensemble, amour,

          étrangement confondus.

          Nos épines différentes,

          nos yeux mal élevés,

          nos pieds qui ne se trouvaient pas

          et nos pieds indélébiles,

          tout sera enfin réuni,

          mais à quoi pourra bien nous servir

          l’unité dans un cimetière ?

          Que la vie ne nous sépare pas

          et que la mort sans aille au diable !

 

Recommandations finales

 

          Et si je vous dis adieu, messieurs,

          après tant d’adieux

          et comme je ne vous laisse rien

          je veux que tous touchent quelque chose :

          ce que j’eus de plus inclément,

          le plus dément et le plus fervent

          revient à la terre et recommence à être :

          les pétales de la bonté

          sont tombés comme des volées de cloche

          dans la bouche verte du vent.

 

          Mais j’ai recueilli avec intérêts

          la bonté des amis et des étrangers.

          La bonté me recevait

          où je suis passé en marchant

          et de tous côtés je l’ai trouvée

          comme un cœur répandu.

 

          Quelles frontières médicinales

          n’ont pas détrôné mon exil

          partageant avec moi le pain,

          le danger, le toit et le vin ?

          Le monde a ouvert ses futaies

          et je suis entré comme Jean dans sa maison

          avec deux haies de tendresse.

          J’ai autant d’amis dans le Sud

          que j’en ai dans le Nord,

          le soleil ne peut se mettre

          entre mes amis de l’Est

          et combien sont-ils à l’Ouest ?

          Je ne peux dénombrer le blé.

          Je ne peux nommer ni compter

          les Oyarzunes fraternels :

          dans l’Amérique secouée

          par une telle menace nocturne

          il n’y a lune qui ne me connaisse

          ni chemins qui ne m’attendent :

          dans les pauvres villages d’argile

          ou dans les villes de ciment,

          il y a un certain Arce* lointain    * Romero Arce, homme de lettres chilien,

          que je ne connais pas encore         fidèle ami de Pablo Neruda

          mais nous sommes nés frères.

 

          En tous lieux j’ai recueilli

          le miel que dévorent les ours,

          le printemps submergé,

          le trésor de l’éléphant,

          et cela je le dois aux miens,

          à mes parents cristallins.

          Le peuple m’a identifié

          et je n’ai jamais cessé d’être peuple.

          J’ai eu sur la paume de la main

          le monde avec ses archipels

          et comme je suis obstiné

          je n’ai jamais renoncé à mon cœur

          aux huîtres ni aux étoiles.

 

Le poète achève son livre

en parlant de ses différentes

transformations et en confirmant

sa foi dans la poésie.

 

          Je suis né tant de fois

          que je possède une expérience salubre

          en tant que créature de la mer

          aux célestes atavismes

          et à destination terrestre.

          Et ainsi je me déplace sans savoir

          à quel monde je vais revenir 

          ou si je vais continuer à vivre.

          Alors que les choses se résolvent

          j’ai laissé ici mon témoignage

          ma voguante vaguedivague 

          afin qu’en la lisant beaucoup

          personne ne puisse rien apprendre,

          si ce n’est le mouvement perpétuel

          d’un homme clair et confondu,

          d’un homme pluvieux et joyeux,

          énergique et automnal.

 

          Et maintenant derrière cette feuille

          je m’en vais et ne disparais pas ;

          je ferai un bond dans la transparence

          comme un nageur du ciel,

          et je recommencerai à grandir ensuite

          jusqu’à être un jour si petit

          que le vent m’emportera

          et je ne saurai plus comment je m’appelle

          et je ne serai plus quand je m’éveillerai :

 

          alors je chanterai en silence.

 

Traduit de l’espagnol par Guy Suarès,

In, Pablo Neruda : « Vaguedivague »

Editions Gallimard, (Du monde entier), 1971

Du même auteur :

Dernières volontés / Disposiciones (02/11/2014)

Vingt poèmes d’amour et une chanson désespérée / Veinte poemas de amor y una canción desesperada  (02/11/2015)

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