Luc Decaunes (1913 – 2001) : Entre Ménerbes et lumières
Entre Ménerbes et lumières
A René Char
L’aube surgissait de partout et m’entourait soudain de ses soldats
légers. Une fine lueur sortait des arbres et des pierres comme leur
spectre éveillé, et dans les prés mille regards soulevaient les paupières
de l’herbe.
J’étais seul sur la route et seul dans la lumière pure, comme si un
monde nouveau n’avait été fait que pour moi. J’entrais premier dans
les villages endormis qui portaient des noms radieux, j’étais premier
sur les petites places dures où les platanes n’avaient pas encore secoué
leur ombre, où la fontaine m’attendait avec sa margelle lavée, avec son
chant d’une eau qui traversa la nuit sans se corrompre. Et les façades
des maisons étagées le long de la route avaient toutes le même sourire
et les mêmes yeux fermés.
Mais déjà le feu était en vue ; et soudain le Lubéron criait, s’embrasait
par la cime, flambait comme une haute mer où galopaient des crêtes folles,
des chevaux d’écume et de sang. Dans la débâcle des fumées, ses flancs
s’ouvraient pour désigner l’étoile au front, le donjon blessé de Lacoste
tenant sa garde solitaire, vers qui marchaient tous les frissons, tous les
rayons, toutes les routes, au plus dru de la fraîcheur verte dont j’étais enfin
l’innocent otage et la proie.
1949
Raisons ardentes, choix de poèmes (1935 – 1955)
La renaissance du livre éditeur, 1964
Du même auteur :
Gloire de l’été (26/10/2015)
Parler se fait rare (26/10/2017)