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Le bar à poèmes
6 septembre 2016

Victor Ségalen (1878 – 1919) : Stèles orientées

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Stèles orientées

 

Les cinq relations

     Du Père à son fils, l’affection. Du Prince au sujet, la justice. Du frère cadet à

l’ainé, la subordination. D’un ami à son ami, toute la confiance, l’abandon, la

similitude.

 

* * *

     Mais pour elle, - de moi vers elle, - oserai-je dire et observer ! Elle, qui

retentit plus que tout ami en moi ; que j’appelle soeur aînée délicieuse ; que je

sers comme Princesse, - ô mère de tous les élans de mon âme.

     Je lui dois par nature et destinée la stricte relation de distance, d’extrême et

de diversité.

 

Pour lui complaire

     A lui complaire j’ai vécu ma vie. Touchant au bout extrême de mes forces,

je cherche encore à imaginer quoi pour lui complaire :

     Elle aime à déchirer la soie : je lui donnerai cent pieds de tissu sonore. Mais

ce cri n’est plus assez neuf.

     Elle aime à voir couler le vin et des gens qui s’enivrent : mais le vin n’est

pas assez âcre et ces vapeurs ne l’étourdissent plus.

     Pour lui complaire je tendrai mon âme usée : déchirée, elle crissera sous ses

doigts.

     Et je répandrai mon sang comme une boisson dans une outre :

     Un sourire, alors sur moi se penchera.

 

Visage dans les yeux

     Puissant je ne sais quoi ; au fond de ses yeux jetant le panier tressé de mon

désir, je n’ai pas obtenu le jappement de l’eau pure et profonde.

     Main sur main, pesant la corde écailleuse, me déchirant les paumes, je n’ai

levé pas même une goutte de l’eau pure et profonde :

     Ou que le panier fut lâchement tressé, ou la corde brève ; ou s’il n’y avait

rien au fond.

 

* * *

 

     Inabreuvé, toujours penché, j’ai vu, oh, soudain, un visage : monstrueux

comme chien de Fô au mufle rond aux yeux de boules.

     Inabreuvé, je m’en suis allé ; sans colère ni rancune, mais anxieux de savoir

d’où vient la fausse image et le mensonge :

     De ses yeux ? – Des miens ?

 

On me dit

     On me dit : Vous ne devez pas l’épouser. Tous les présages sont d’accord,

et néfastes : remarquez bien, dans son nom, l’EAU, jetée au sort, se remplace

par le VENT.

     Or le vent renverse, c’est péremptoire. Ne prenez donc pas cette femme. Et

puis il y a le commentaire : écoutez : « Il se heurte  aux rochers. Il entre dans

les ronces. Il se vêt de poils épineux... » et autres gloses qu’il vaut mieux ne

pas tirer.

     Je réponds : certes, ce sont là présages douteux. Mais ne donnons pas trop

d’importance. Et puis, elle est veuve et tout cela regarde le premier mari.

     Préparez la chaise pour les noces.

 

* * *

     Mon amante a les vertus de l’eau : un sourire clair, des gestes coulants, une

voix pure et chantant goutte à goutte.

     Et quand parfois, malgré moi – du feu passe dans mon regard, elle sait

comment on l’attise en frémissant : eau jetée sur les charbons rouges.

 

* * *

     Mon eau vive, la voici répandue, toute, sur la terre ! Elle glisse, elle me

fuit ; - et j’ai soif, et je cours après elle.

     De mes mains, je fais une coupe. De mes deux mains je l’étanche avec

Ivresse, je l’étreins, je la porte à mes lèvres :

     Et j’avale une poignée de boue.

 

Pierre musicale

     Voici le lieu où ils se reconnurent, les amants amoureux de la flûte inégale ;

     Voici la table où ils se réjouirent l’époux habile et la fille énivrée ;

     Voici l’estrade où ils s’aimaient par les tons essentiels,

     Au travers du métal des cloches, de la peau dure des silex tintants,

     A travers les cheveux du luth, dans la rumeur des tambours, sur le dos du

tigre de bois creux,

     Parmi l’enchantement des paons au cri clair, des grues à l’appel bref, du

phénix au parler inouï.

     Voici le faîte du palais sonnant que Mou-Koung, le père, dressa pour eux

comme un socle,

     Et voilà, - d’un envol plus suave que phénix, oiselles et paons, - voilà

l’espace où ils ont pris essor.

 

* * *

     Qu’on me touche : toutes ces voix vivent dans ma pierre musicale.

 

Supplique

     Tu seras priée de sourires, de regards et de certains abandons, et d’offrandes

que tu repousses par principe, jeune fille encore ;

     Tu seras implorée de dire quoi tu veux, ce dont tu as soif, les parures à ton

gré, - rouges linges nuptiaux, poèmes, chants et sacrifices...

 

* * *

     Cet homme indigne, - moi -, indigne de mendier, ne supplie de toi que

l’apparence, la forme qui te hante, le geste où tu poses, oiseau dansant

     Ou bien ta voix non modulée, ou bien ce reflet, bleu dans tes cheveux. Mais

ton âme, lourde dix mille fois aux yeux du Sage,

     Cache bien ton âme au fond d’elle, déconcertante,

     Belle jeune fille, tais-toi.

 

Sœur équivoque

     De quel nom te désigner, de quelle tendresse ? Sœur cadette non choisie,

sage complice d’ignorances,

    Te dirais-je mon amante ? Non point, tu ne le permettrais pas. Ma parente ?

Ce lien pouvait exister entre nous. Mon aimée ? Toi ni moi ne savions aimer

encore.

 

* * *

     Sœur équivoque, er de quel sang inconnu ! Maintenant sois satisfaite :

ni sœur ni amie ni maîtresse ni aimée, chère indécise d’autrefois,

     Te voici désormais fixée, dénommée par coutume et rite et sort, (ayant

perdu le nom de ta jeunesse),

     Sois satisfaite : te voici mariée. Tu es emplie de joie permise,

     Tu es femme.

 

Stèle provisoire

     Ce n’est point dans ta peau de pierre, insensible, que ceci aimerait à

pénétrer ; ce n’est point vers l’aube fade, informe et crépusculaire, que ceci,

laissé libre, voudrait s’orienter ;

     Ce n’est pas pour un lecteur littéraire, même en faveur d’un calligraphe, que

ceci a tant de plaisir à être dit :

     Mais pour Elle.

 

* * *

     Vienne un jour Elle passe par ici. Droite et grande et face à toi, qu’elle lise

de ses yeux mouvants et vivants, protégés de cils dont je sais l’ombre ;

     Qu’elle mesure ces mots avec des lèvres tissés de chair (dont je n’ai pas

perdu le goût), avec sa langue nourrie de baisers, avec ses dents dont voici

toujours la trace,

     Qu’elle tremble à fleur d’haleine, - moisson souple sous le vent tiède, -

propageant des seins aux genoux le rythme propre de ses flancs – que je

connais,

 

* * *

     Alors, ce déduit, enjambant l’espace et dansant sur ses cadences ; ce poème,

ce don et ce désir, -

     Tout d’un coup s’écorchera de ta pierre morte, oh ! précaire et provisoire, -

pour s’abandonner à sa vie,

     Pour s’en aller vivre autour d’Elle.

 

Eloge de la jeune fille

     Magistrats ! dévouez aux épouses vos arcs triomphaux. Enjambez les routes

avec la louange des veuves obstinées. Usez du ciment, du faux marbre et de la

boue séchée pour dresser les mérites de ces dames respectables, - c’est votre

emploi.

     Je garde le mien qui est d’offrir à une autre un léger tribut de paroles, une

arche de buée dans les yeux, un palais trouble dansant au son du cœur et de la

mer.

* * *

     Ceci est réservé à la seule Jeune Fille. A celle à qui tous les maris du monde

sont promis, - mais qui n’en tient pas encore.

     A celle dont le cheveux libres tombent en arrière, sans empois, sans fidélité

– et les sourcils ont l’odeur de la mousse.

     A celle qui a des seins et n’allaite pas ; un cœur et n’aime pas ; un ventre

pour les fécondités, mais décemment demeure stérile.

     A celle riche de tout ce qui viendra ; qui va tout choisir, tout recevoir, tout

enfanter peut-être.

     A celle qui, prête à donner ses lèvres à la tasse des épousailles, tremble un

peu,  ne sait que dire, consent à boire, - et n’a pas encore bu.

 

Stèle au désir

     La cime haute a défié ton poids. Même si tu ne peux l’atteindre, que le dépit

ne t’émeuve : Ne l’as-tu point pesée de ton regard ?

     La route souple s’étale sous ta marche. Même si tu n’en comptes point les

pas, les ponts, les tours, les étapes, - tu la piétines de ton envie.

     La fille pure attire ton amour. Même si tu ne l’as jamais vue nue, sans voix,

sans défense, - contemple-la de ton désir.

 

* * *

     Dresse donc ceci au Désir-Imaginant ; qui malgré toutes, t’a livré la

montagne, plus haut que toi,  la route plus loin que toi,

     Et couché, qu’elle veuille ou non la fille pure sous ta bouche.

 

Par respect

       Par respect de l’indicible, nul ne devra plus divulguer le mot GLOIRE ni

commettre  le caractère BONHEUR.

     Même qu’on les oublie de toutes les mémoires : tels son les signes que le

Prince a choisi pour dénommer son règne,

     Qu’ils n’existent plus désormais.

 

* * *

     Silence, le plus digne hommage ! Quel tumulte d’amour emplit jamais le

très profond silence ?

     Quel éclat de pinceau oserait donc le geste qu’elle ingénument dessine ?

 

* * *

     Non ! que son règne en moi soit secret. Que jamais il ne m’advienne. Même

que j’oublie : que jamais au plus profond de moi n’éclose désormais son nom,

     Par respect.

 

Stèles,

Pékin, 1912

Du même auteur :

Stèles face au Midi (I) (25/09/2014)

Stèles face au Midi (II) (25/09/2015)

Tô-Bod (05/09/2017)

   Stèles occidentées (05/09/2018))

Prière au ciel sur l’esplanade nue (04/09/2019)

Vent des Royaumes (05/09/2020) 

 

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