Paysage
Bien souvent au matin, sur la glace de l’eau
une barque remonte, toute de jupons clairs.
La maigre colline étendue dans la brume
du soleil est encore nue et se drape de verte
puberté, comme d’un voile. La barque maladroite
a parfois des sursauts où l’écume blanchit.
Les filles dans l’effort entremêlent leurs bras
et parlent par saccades. « Vous allez voir comment
le soleil fait bronzer. » Leurs épaules sont nues dans le vent.
La colline de rouille sourit dans le ciel.
Les filles la regardent par saccades. La terre
a la couleur qu’auront au grand ciel de l’été
les épaules et les hanches cachées sous les jupons.
Des nuages fleuris parsèment les coteaux
sur le miroir de l’eau. Les filles accroupies
jettent un coup d’œil rapide à leurs cheveux défaits
dans l’eau. L’une d’elles toute seule
sourit à son visage. Une autre brusquement
éponge la brûlante sueur qui a goût de rosée.
A un sursaut plus fort, elles lâchent les rames
et la barque clapote. « Vous allez voir comment
le soleil fait bronzer. » Les clairs jupons retombent
en découvrant les jambes. Certaines ne quittent plus des yeux
la belle colline où le soleil dissipe
la rosée et bientôt remplira tout le ciel.
1938
Paysage I
au poulet (*)
Ici sur la hauteur, la colline n’est plus cultivée.
Il y a les fougères, les rochers dénudés et la stérilité.
Le travail ne sert à rien ici. Le sommet est brûlé de soleil
et la seule fraîcheur, c’est l’haleine. Le plus dur
c’est de monter là-haut : l’ermite y est venu une fois
et il y est resté depuis pour reprendre des forces.
L’ermite est vêtu de la peau d’une chèvre
et il a une odeur faisandée de bête et de tabac
qui a imprégné la terre, les buissons et la grotte.
Quand il fume la pipe au soleil à l’écart,
je ne peux plus le voir si je le perds des yeux, car il a la couleur
des fougères brûlées. Des visiteurs y montent
qui s’affalent sur une pierre, haletants et en nage
et le trouve étendu, l’œil fixé dans le ciel,
respirant largement. Son unique travail :
sur son visage hâlé, il a laissé sa barbe s’épaissir,
quelques touffes roussâtres. Il laisse ses excréments
dans un coin dénudé pour qu’ils sèchent au soleil.
Coteaux et vallées de cette colline sont verts et profonds.
Entre les vignobles, les sentiers conduisent des filles vêtues
de violentes couleurs qui viennent, en folles bandes,
pour cajoler la chèvre et crier vers la plaine ;
Quelquefois apparaissent des files de paniers pleins de fruits
mais jamais ils ne montent jusqu’en haut : recroquevillés,
les paysans les emportent chez eux, sur le dos,
et ils plongent à nouveau au milieu du feuillage.
Ils ont bien trop à faire pour aller voir l’ermite,
les paysans, ils montent, ils descendent, et ils piochent sans trêve.
S’ils on soif, ils lampent un peu de vin : le goulot enfoncé
dans la bouche, ils lèvent les yeux vers le sommet brûlé.
Le matin, à la fraîche, ils reviennent déjà, harassés
par le travail de l’aube, et si un pouilleux passe,
toute l’eau que déverse le puits au milieu des récoltes
est pour lui, pour qu’il boive. Ils ricanent vers les bandes de femmes
et se demandent quand, vêtues de peaux de chèvres, on les verra assises
sur toutes les collines se hâlant au soleil.
1933
(*) Il s’agit de Mario Stuari, un peintre ami d’enfance de Pavese.
Paysage II
La colline déploie aux étoiles la blancheur de sa terre dénudée ;
tout là-haut, on verrait les voleurs. Dans le creux du vallon,
les rangées sont dans l’ombre. Là-haut, il y a de la terre
et ce n’est pas la terre de ceux qui ont la vie dure, mais personne n’y monte :
ici où c’est humide, sous prétexte d’aller chercher des truffes,
ils pénètrent dans la vigne et saccagent le raisin.
Mon vieil homme a trouvé deux grappes jetées entre les ceps
et il ronchonne cette nuit. La vigne est déjà pauvre :
jour et nuit dans cette humidité, seules poussent des feuilles.
On voit entre les ceps, sous le ciel, les terres dénudées
qui le jour lui volent le soleil. Là-haut, le soleil brûle
tout le jour, la terre est calcinée. On y voit même la nuit.
Là-haut, il n’y a pas de feuilles, la force est toute pour le raisin.
Mon vieil homme s’appuie sur une canne dans l’herbe mouillée,
et sa main est crispée : s’ils viennent cette nuit les voleurs,
il bondit au milieu des rangées et leur cogne dessus.
Faut pas les ménager ces gens-là, ils n’iront certes pas
le crier sur les toits. Pat moments, il redresse la tête
humant l’air : il lui semble qu’arrive dans le noir
une pointe d’odeur de terre, de truffes qu’on ramasse.
Sur les pentes là-haut qui s’étendent sous le ciel,
il n’ y a pas l’ombre des arbres : le raisin est si lourd
qu’il traîne par terre. Personne ne peut s’y cacher :
on distingue au sommet les taches des arbres
noirs et rares. Si elle était là-haut, mon vieil homme
surveillerait sa vigne de chez lui, dans son lit,
et le fusil pointé. Ici, tout au fond, son fusil
ne lui sert même pas, car partout dans le noir il n’ y a que feuillage.
1933
Paysage III
Entre la barbe et le soleil d’été, la figure peut aller,
mais c’est la peau du corps tressaillant de blancheur
au milieu des haillons. La crasse ne suffit pas à la dissimuler
sous la pluie ou au soleil. Des paysans tout noirs
lui ont lancé une fois un regard qui est resté attaché
à ce corps, qu’il marche ou s’affale pour dormir.
Les vastes campagnes se fondent la nuit
dans une ombre pesante qui engouffre les arbres
et les vignes : les mains seules reconnaissent les fruits.
L’homme en haillons a l’air d’un paysan, dans l’ombre,
mais il dérobe tout sans que les chiens l’entendent.
La nuit, la terre n’est à personne,
si ce n’est à des voix inhumaines. La sueur ne compte pas.
Chaque arbre a, dans l’ombre, une sueur glacée
et il n’y a plus qu’un champ, à personne et à tous.
Au matin, cet homme guenilleux et tremblant,
adossé contre un mur pas à lui, rêve de paysans
qui lui courent après et qui veulent le mordre, sous le soleil d’été.
Sa barbe s’emperle d’une froide rosée et l’on voit
sa peau entre les trous. Un paysan arrive
la pioche sur l’épaule, et il s’essuie la bouche.
Il ne s’écarte pas mais enjambe le type :
Il y a un champ qui a besoin aujourd’hui de sa force.
1934
Paysage IV
à Tina
Les deux hommes fument sur la rive. La femme qui nage
sans briser la surface, n’aperçoit que le vert
de son bref horizon. Cernée d’arbres et de ciel
s’étend l’eau où la femme glisse
sans corps. Dans le ciel les nuages se posent
et paraissent immobiles. La fumée se fige dans l’air.
Sous la glace de l’eau, il y a l’herbe. La femme
y passe en frôlant à peine ; mais nous, de notre corps,
nous l’écrasons, l’herbe verte. Il n’y a pas d’autre poids
sur ces eaux. Nous seuls sentons la terre.
Peut-être son corps qui se déploie sous l’eau
sent-il la glace avide absorber la torpeur
de ses membres brûlants et la fondre vivante
dans le vert immobile. Sa tête ne bouge pas.
Elle était étendue elle aussi, là où l’herbe est couchée.
Son visage secret reposait sur son bras
et regardait dans l’herbe. Personne ne parlait.
Le premier clapotis qui l’accueillit dans l’eau
stagne encore dans l’air. Sur nous stagne la fumée.
Maintenant, elle a rejoint la rive et nous parle,
et son corps noir ruisselle, dressé entre les troncs.
Sa voix est bien l’unique son que l’on entend sur l’eau
- rauque et fraîche, la même voix qu’avant.
Nous pensons, étendus
sur la rive, à ce vert plus profond et plus frais
qui a englouti son corps. Puis l’un de nous deux plonge
et découvrant son dos, en brassées écumeuses,
il traverse le vert immobile.
1934
Traduit de l’Italien par Gilles de Van
In, Cesare Pavese : « Travailler fatigue, la mort viendra
et elle aura tes yeux, poésies variées »
Editions Gallimard (Poésie), 1979
Du même auteur :
La terre et la mort / La terra e la morte (18/04/2017)
La mort viendra et elle aura tes yeux / Verrà la morte e avrà i tuoi occhi (18/04/2018
Paysage VIII / Paesaggio VIII (18/04/2019)
Femmes passionnées / Donne appassionate (18/04/2020)
Eté – Eté 1 / Estate – Estate I (18/04/2021)
L’Etoile du matin / Lo steddazzu (05/10/2021)
Dépaysement / Gente Spaesata (18/04/2022)
Manie de solitude / Mania di solitudine 05/10/2022)