Abdellatif Laâbi (1942 - ) : « Je m’en irai… »
Je m’en irai
avec ce siècle où j’ai mal vécu
sans même m’offrir
le luxe du désespoir
Je m’en irai
avec ma fronde et mes cailloux
le coq égorgé sur ma poitrine
pour avoir chanté la nuit
Je m’en irai
avec le secret de ma pyramide
et le tatouage de mes barreaux
mes petits pieds lacérés par le miroir
où j’ai refusé de me regarder
Je m’en irai
sage et ignorant
doux et amer
sans dire adieu
à celle que je n’ai pas su aimer
Je tomberai
foudroyé
comme une étoile oublié des hommes
dans le désert des voix
J’aurai vécu
du peu que la douleur permet
le rire inaugural de l’enfant
l’odeur de fleur d’oranger
du drap brodé
dont ma mère me recouvrait
les cals prodigieux
aux mains artisanes de mon père
puis un je t’aime
les mamelons dressés du palmier
dans une cour de prison
la pomme furtive de liberté
quand j’ai redécouvert l’océan
puis l’Andalousie
le livre à venir
tous les après-midi
où nous avons failli faire un enfant
l’eau fraîche de nos larmes
puis le beau silence
J’aurai vécu
du peu ou prou
que l’espoir permet
Œuvre poétique, Volume I
Editions de la Différence, 2006
Du même auteur :
« Emmurée… » (12/04/2015)
« Tu te souviens… » (12/04/2017)
Deux heures de train (12/04/2018)
J’aurai aimé t’emprunter tes yeux (12/04/2019)
« Ma femme aimée... » (12/04/2020)
Une maison là-bas (18/09/2023)