Lorand Gaspar (1925 - 2019) : La maison près de la mer, II
La maison près de la mer,
II
Air, arbres, corps et mer,
cordes, cuivres et vents,
par nos mains et nos bouches,
la source sans racine
ni nom, ni lieu, ni toit,
compose la musique
Il regardait la tourmente saisir
à bras-le-corps et jusqu’au fond les eaux
murmurant quelque chose sur le vent
qui vendange le raisin de la mer –
ces puits d’air et d’espace où plonge
ailes repliées l’ange sans merci
éclair de beauté qui perce la nage
et dévore la pulpe de l’éclat,
la chair vive d’un mouvement de Dieu –
l’esprit du vent tendu entre les lames
dans chaque battement du corps à corps
sur les touches de l’immense clavier
martèlement au cœur de la pensée –
le beau est-il séparable du vrai ?
fruits, saveurs, et si claires dissonances
lavez, lavez encore nos images –
visage tiré du sommeil
par un lent assemblage de sons
de bruits de verre et de syllabes
que heurtent un à un les rayons –
jailli de la Musique ils tissent
ensemble tous les traits concevables
des figures passées, présentes, à venir –
tous les visages contenus dans l’indessinable
pure jouissance d’être
pour Catherine
sur la frontière mouvante
de l’eau et du sable
l’ombre dansante d’un papillon –
seulement l’ombre, mais intimement soudée,
tels les plis du vent à l’eau remuée,
tels les mots et mouvements de nos corps
à l’étendue infiniment qui s’ouvre –
quelques battements d’ailes à peine
d’un migrateur inconnu dans le bleu
te retiennent au bord du précipice –
quelques points de couture fragiles
de la rame sur les eaux que
n’interrompt aucun ciel –
des voix naissent et passent
sur les dalles de silence, légères
que soulève par moments la brise –
- je pense à la certitude
d’esprit de la main
de Piero peignant un regard –
dans la masse insensée de nos bruits
il y a toujours un flocon
de neige quelque part
de silence étouffé par
tant de peur et besoin de crier –
parfois il emprunte
les voyelles d’un mot
feuillages de nos corps
que visite le vent,
consent à nos limites –
une poignée d’ombre
seulement te sépare
de la lumière –
écriture de chaux
dont on peint dans les îles
les dalles de la nuit –
tous ces bruits, gestes et pensées
tous ces membres, couleurs et rêves
doucement posés sous les arbres –
dans les sèves sans borne du vivre
la fureur de la vie déchirant la vie –
d’une voix jadis fraîcheur sous les feuilles
trouée de tant de choses incomprises
bonheur d’entendre le vent au-dedans –
ma langue natale comme tu sais te taire
sur les pierres noires de nuit
la seule lueur est ce battement
dans la gorge dont on ne sait
si c’est angoisse, prière ou accord –
mais où est la ligne de partage
entre ce rien qui coule sans bouger
une feuille et la houle qui emporte
la nuit, la maison, le nageur ?
Ramassée dans le timbre d’une voix
cette heure et l’obscurité si banales
d’une vie les deux ou trois appels
si clairs trempés dans la roche liquide
du matin naissant ce pain de mémoire
enfourné dans la nuit gardant l’odeur
d’un mutisme si doux, l’aile profonde –
Qu’à chaque jour qui apporte le fer
l’outrage et la mort il nous soit donné
d’entendre dans l’affolement le calme
irréfragable d’une chose claire
musique d’un seul tenant dans les corps,
même en toute chose et innombrable –
Dans la nuit calme ouvert à l’étendue
tout à coup le torrent. Les eaux emportent
les mots que je cherche –
le poil trempé de rosée
le troupeau de verts s’ébroue
sous les doigts qui s’oublient
dans les boucles d’écume
de l’herbe recommencée –
l’esprit présent dans la saveur
que ces corps ensemble composent
au fond encore sombre du jardin,
entre ténèbres et transparence
suspendue dans l’abîme
une feuille traversée d’un rayon
genêts, oxalis, acacias,
vers quoi creusent en nous
ces jaunes si vivaces ?
se laisser de part en part
de l’infime à l’inconnaissable
traverser de ces ors d’odorantes icônes
pensée arrête-toi et accueille
cet instant de fraîcheur
que ton corps compose avec la terre –
toutes fleurs ouvertes
sur ce matin qu’ils embaument
les genêts lévitent
dans une nuée de bourdonnements –
dans un bâillement sans bords
les dents rieuses
d’une florale férocité
nid d’écumes, de grappes
translucides d’un raisin
mûri dans l’herbe du matin –
rigueur des vents dans la rouille du temps
odeur de feu que respirent les herbes
le même couteau dans le noir du cœur
l’ouvre à ce qui se passe et sans nom demeure -
J’écoute le vent
les grands coups d’ailes du corps invisible
mêlés à la mer, aux arbres et aux toits
à tout ce qui dans mon corps bat, ressent, respire
levant les eaux, fouillant les fonds –
brassant les feuilles de la pensée
toute cette eau amassée, pliée, rompue, précipitée
claquements de portes, la plainte étirée d’un pin
d’un très vieux pin courbé près duquel autrefois
des passants qu’on disait sages ou saints
poètes ou fous méditaient sur un balcon de brumes –
entre eux et l’inimaginable
quelques battement du cœur –
septembre, eaux calmes, comme un drap étiré –
une buée là-bas qui fermente
détache la barque de l’horizon
un pêcheur semble marcher sur les eaux
ses pieds remuent une vapeur translucide
- variations sur un thème de Debussy (1) –
des gris-bleus et des verts délavés,
glissements, confluences effacés
que perçoit quelque chose dans le corps
et peut-être dans la pensée –
(1) « Les fées sont d’exquises danseuses », Préludes, 2éme livre
septembre, on ne sait
qui est eau, qui est air
ou miroir –
parfois un frisson –
couleurs sourdes, ouatées
glissements, fugues, confluences
promenades parmi les tons distants d’un quart,
que perçoit le corps
sans penser à rien –
c’est toujours Dieu n’étant personne qui marche
et respire sur les eaux de l’aube ou du soir –
la main a besoin et le corps
de ces blocs vineux, difformes
de grès exhibant des tumeurs –
dans les ocres des mousses
seul, un pli d’eau coupé aux ciseaux
trahit une présence –
au loin dans la clarté diffuse
un pêcheur longtemps immobile
ensuite c’est comme s’il marchait
danseur ébloui sur une nappe
de frémissements translucides
les segments des membres et du corps
tenus ensemble par l’ai tremblé
(il y a sept mille ans tout cela
dessiné déjà sur une paroi de grès
sauf cette broussaille crissante
dans mon dos de cigales -)
tu penses sans penser vraiment
à des années de septembre
là où l’espace-source jaillit dans le cœur
et personne ne sait jusqu’où
sera sienne ce peu de clarté
qui se montre dans le toi et le moi
des gestes et des mots –
le clou, la douleur sont-ils devenus
plus proches, plus familiers ?
J’écoute l’appel des guêpiers
qui se rassemblent pour partir –
tout un jardin d’espace et d’air
tant de morts, de naissances hâtives
entre cris et couleurs jetés pêle-mêle
que l’esprit le regard et l’ouïe
s’acharnent à recoudre selon nos cœurs
comme si hors nos amours, nos besoins
le tissage des mondes devrait s’arrêter
puis encore une image, un nom
jaillis de ces fonds où se chevauchent
les plaques de basalte de nos nuits
là où la peur au désir s’articule
plus clair en posant les deux mains
de la pensée sur les choses, sur un corps
comme ceux qui ont pouvoir de guérir –
rares sont les jours où l’aube ne m’appelle
comme au lit de quelqu’un qui ne saurait
au juste le sens du souffle qui se cherche –
et la mer à ras bords dans ses gris
entière dans chaque éclat de goutte brisée
la présence sans mot de la rose
ouverte ce matin sous les neiges d’ailes
d’un goéland – son appel rouillé se perd
dans la brume qui monte des eaux –
Tu passes lentement la main
sur la peinture bleue, écaillée
le bois fissuré, défait par endroits
du montant de la fenêtre
la vitre est magique, quand tu bouges
les arbres ondulent, te font la grimace
un rayon entré comme dans sa ruche
dessine avec l’eau et le verre
d’un trait la branche d’amandier
bien que la maison près de la mer
ait à présent disparu –
une fois encore l’été comme un cri
tiré du ventre obscur de la mer –
des jours de miroir où l’on
ne sait où sont le haut et le bas –
la chaleur, les rochers
un frisson nocturne parfois
de l’eau diluée dans l’air
et les rayons dans les fonds
où nagent des poissons aveugles –
d’abord le bruit continu de la mer
musique où le silence aussi s’entend
- celui qui étoffe le moindre son –
tant de langues dans les arbres, les vents
tant de sons clairs qui déplient l’étendue
tiou-tiou-tiou-ti…tchrrr tac-tec-tsi…
que l’esprit garde dans un doux duvet d’ailes –
le blé des corps dans la meule des ans
farines que mélangent les lois éternelles
pour d’autres pains et d’autres dents
la nuit tu tâtes soudain sans comprendre
la peur qui fouille au ventre des images
cherchant à clore sur soi le mouvement
et ces eaux nues de l’ardeur d’aller
encore et encore plus loin dans l’ouvert ?
(et même et surtout quand le mur se referme)
clarté pieds nus dans l’herbe du matin
pensées et mots se lavent à la rosée
des mots qui sont nerfs, qui sont chair criés
désir sans bornes de creuser encore
traverser déserts et montagnes
afin d’encore et encore revenir
à une source en soi plus proche que –
la peur, la joie d’aller à découvert –
le bruit de l’eau qui roule dans les pierres
sons brodés par nuit calme sur la mer
ces langues que j’ignore et qui me parlent
j’ai sur ma table à portée de la main
des cailloux longuement travaillés par la mer
les toucher, c’est comme si les doigts
pouvaient parfois éclairer la pensée –
dans le grand silence gris où mûrit l’aube
le « tsiou » très haut longuement étiré
(juché sur un barreau de la fenêtre)
d’un merle de l’année qui cherche infatigable
la voix vraiment sienne dans le concert –
il se tient debout
face à la mer
les yeux fermés
on dirait depuis toujours
comme s’il attendait
que telle une sève
la lumière monte
d’on ne sait quels fonds –
comme s’il avait compris
que ni les mots
ni les rayons
ne suffisaient
pour voir vraiment –
tôt le matin une mer sans pli
peau tendue d’un immense fruit mûr
qu’ouvrent de la base au sommet les bras
que lentement écarte le nageur –
Loin du rivage un pêcheur immobile
debout sur les eaux, sa main droite tient
pareille à celle de l’aurige à Delphes
un fil rompu le liant par-delà
le temps et la brume à l’insaisissable –
Pigments de brumes et de rouilles
absorbent au fond de mes yeux
une dernière flaque de soleil
le vent du Nord laboure durement la mer –
ruches, dentelles, pétales
du sombre verger des fonds –
plus haut dans les remous de l’air
un goéland railleur dérive
indifférent à la beauté
il voit des chose que j’ignore
février revenu
mois et années
passent dans toi
devant toi
qui vas nulle part
la pulsation claire
d’une voix qui cherche
encore dans les pierres
je ne pense à rien,
tout à ce travail
sous-terrain silencieux
et là-bas un ongle
se prend dans la soie
crie et de peau en peau
c’est le même frisson
que la vitesse déchire
un souffle s’éteint
sur la pointe des cils
dans la rigueur des aiguilles
du grand pin que découpe
la vitre illuminée
pieds nus dans les herbes
grelottant, riant
des mots me viennent
viennent sans fond
je pense à Tchong-jen
peignant les pruniers
ouverts à la nuit
je ne pense à rien –
laissant déposer
dans l’œil le pollen
de tant de musique
de l’immense, de l’infime
et de ce qu’il est vain
j’imagine ou note
dans la fenêtre taillée
à même la source
du vivant de ma vie –
chaque jour s’accroît
de si peu de ce qui
ne peut s’accroître –
toute la fraîcheur au sommet des branches
tant de clarté légère, musicienne
pépites d’enfance, éclats de pensée
cailloux du bord que le ressac épelle
le silence a neigé toute la nuit
des vergers de silence en fleur –
il y avait encore ce bout de terre inculte
où les choses poussaient selon leurs propres lois
herbes et arbres en désordre disons-nous
broussailles et sentes sans but crédible
la parole était à l’eau et à l’air
à une feuille au sommet de l’été
quand un souffle froisse l’air immobile –
un jour de grandes chenilles voraces
sont venues tracer de larges avenues
pour l’or caché dans le béton –
parmi les décombres pêle-mêle des arbres,
pensif, frémissant et frêle, un rouge discret
à la gorge où se compose la mélodie –
Tu aimes ce grand vent accouplé à la mer
jailli de nulle part il occupe d’un bond le présent
fouille la racine des eaux, des arbres,
puis rompt les amarres de la vieille maison –
et les rochers tremblent sous le fracas des eaux –
celui qui cherchait à entendre sa musique
dans le poème vidé de ses mots
le vent pour pensée, déjà si loin en mer,
contemplait ces forces, ces dieux anciens
qui détruisent sans colère ni haine –
et voici un souffle qui passe
entre la crête d’une vague et une aile –
dans le vent encore –
craquelures de la main vieillie –
le désir est une eau si jeune,
celui d’aimer avec plus de clarté
jusqu’au fond jamais atteint de la nuit
qui revient quand tu oublies qu’il faut
peu à peu tout donner à la lumière –
paquet de dards, de bois crus, de bris de verre
grattement infime de pattes
crissement feutré de mandibules
cris inaudibles de milliers d’insectes
à chaque instant dévoré, dévorant –
le fruit est mûr, mais jamais assez
ô toujours insuffisante clarté,
encore un peu de force et de durée
pour essayer de mieux comprendre
cette part en moi que souvent je perds –
bonheur de suivre les dessins intimes
d’un mouvoir sans fin dans ses infimes nervures –
tissage d’une feuille, d’un cerveau,
l’empreinte fugitive du vent dans les sables
d’une musique dans la mémoire mortelle –
l’écriture qui traverse sans s‘interrompre
les corps et les choses qu’un rien déchire –
écriture d’herbe des Tchang Tche et des Wang
d’un trait souple de vive mélodie
truite qui remonte l’eau claire du torrent –
à chaque jour sa cargaison
d’horreurs, de crimes, de folies
cruauté humaine dite inhumaine
et c’est vrai qu’il vaut mieux se rappeler
tout ce que l’homme est capable de faire
par sa seule puissance limitée –
pourtant ce n’est pas seulement un rêve
que des clartés circulent entre nous
que jamais la haine, l’avidité,
ni notre bêtise n’ont su encore
détruire –
Patmos et autres poèmes
Editions Gallimard (Poésie), 2004
Du même auteur :
Patmos (29/03/2017)
Nuits (29/03/2018)
La maison près de la mer, I (29/03/2019)
Amandiers (29/03/2020)
Sidi-Bou-Saïd / Raouad / Linaria (29/03/2021)
Genèse (29/03/2022)
Sefar (07/09/2022)
Nuits et neiges (29/03/2023)
Poèmes d’été à Sidi-Bou-Saïd 07/09/2023)
Fantaisie chromatique (29/03/2024)